Rétrospective 2014: ce que nous en retiendrons

A l’heure du bilan, autant ne retenir que le meilleur: en 2014, nous avons aimé Gérard Manset, Philippe Jaccottet, Patrick Modiano, Royal Blood, Rival Sons, Pixies…
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par Eric Bulliard et Christophe Dutoit

C’est simple: écouter autre chose semble soudain inutile. Certains font des chansons, beaucoup se contentent de chansonnettes. Un art mineur, disait l’autre. Gérard Manset, lui, crée une œuvre majeure. D’accord, dire qu’on aime Manset, c’est ultrasnob, ça fait le type qui se gargarise de trucs que personne n’écoute. Au mieux, on a vaguement entendu parler du gars qui ne se montre jamais à la télé et qui n’a jamais donné de concert en plus de quarante ans de carrière. «Et c’est bien, ce qu’il fait?»

Quitte à frimer, autant l’affirmer haut et fort: Alain Bashung disparu et Richard Desjardins définitivement québécois, Gérard Manset est désormais seul au sommet de la chanson française. D’accord, Thiéfaine a sorti un très bel album (Stratégie de l’inespoir), Miossec aussi (Ici-bas, ici même, prolongé par un excellent concert à Fri-Son), mais, sincèrement, Manset évolue dans une autre dimension.

Un univers complet à lui seul, une manière d’embrasser le destin des hommes dans chaque chanson. Ce n’est pas rien, non? Ceux qui en doutent n’ont qu’à se précipiter sur Comme un guerrier ou Genre humain, présents dans Un oiseau s’est posé, double CD paru au printemps. A-t-on jamais écrit des chansons plus fortes? Et encore, Demain, il fera nuit ne figure pas sur ce best of. C’est dire s’il en faudra d’autres.

Tiens, une citation, pour continuer dans le snobisme. Que si peu de gens écoutent Manset alors qu’ils sont si nombreux à écouter des choses inécoutables rappelle cette phrase des Fleurs de Tarbes (1936) de Jean Paulhan: «Il y a, de nos jours, deux littératures. La mauvaise, qui est proprement illisible (on la lit beaucoup). Et la bonne, qui ne se lit pas.» Pourquoi citer Paulhan, à part pour faire le malin? Parce que ce passage s’adapte si bien à la musique, au théâtre, au cinéma, à la peinture, à l’art en général qu’il mérite d’être toujours gardé à l’esprit.

A propos de bonne littérature, qui se lit peu, la poésie se trouvait à l’honneur en début d’année, avec la sortie en Pléiade des œuvres de Philippe Jaccottet. Une consécration méritée pour le Vaudois installé à Grignan, reconnu de longue date comme un des plus importants poètes contemporains.

Modiano et «Le royaume»
Autre consécration pour Patrick Modiano, qui écrit de la bonne littérature qui se lit beaucoup. Ce Prix Nobel inattendu pour une œuvre centrée sur la mémoire lui aura permis de livrer un magnifique discours de réception, où il évoque cette «curieuse activité solitaire que celle d’écrire» et ses doutes: «C’est un peu comme d’être au volant d’une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité.»
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Toujours côté bonne littérature qui se lit beaucoup, on retiendra l’extraordinaire histoire des débuts du christianisme racontée par Emmanuel Carrère (Le royaume). Maylis de Kerangal (Réparer les vivants) a confir­mé qu’elle figure par­mi les auteurs les plus intéressants du moment, Régis Jauffret (La ballade de Rikers Island) parmi les plus dérangeants, Jean-François Haas parmi les meilleurs de Suisse romande (Panthère noire dans un jardin) et Kundera (La fête de l’insignifiance) parmi les plus grands (tiens, il n’a toujours pas eu le Nobel, lui). Favori des prix littéraires de l’automne, Eric Reinhardt, avec son magnifique portrait de femme (L’amour et les forêts) s’est contenté du Renaudot des lycéens. Ce qui n’a pas empêché le plus important de ces prix, le Goncourt, de se montrer pertinent en couronnant Pas pleurer, de Lydie Salvayre.

L’émotion aux Osses
Côté bon cinéma que l’on va peu voir, 2014 restera l’année du couronnement de Winter Sleep, de Nuri Bilge Ceylan, palme d’or à Cannes. Qui a tout résumé lui-même: «Un film de plus de trois heures, dont le titre parle de sommeil et d’hiver, les gens savent à quoi s’attendre.» Il suffit juste d’ajouter que c’est un chef-d’œuvre. Sinon, le poignant Mummy a confirmé que le Québécois Xavier Dolan est surdoué et conscient de l’être.

Enfin, au théâtre, impossible d’oublier la performance de l’exceptionnel Jean-Quentin Châtelain qui, à Vidy, a empoigné Bourlinguer, de Cendrars, avec son aplomb habituel. Et cette émotion au Théâtre des Osses, à la première de Rideau!, ultime pièce des fondatrices Gisèle Sallin – Véronique Mermoud. Une salle entière en larmes, debout, pour un «merci» sans fin. Inoubliable.

par Eric Bulliard

 

Du sang neuf et des vieilles casseroles

Bien que tout le monde essaie de s’en convaincre année après année, le rock n’est toujours pas mort. Il frétille parfois, il soubresaute de temps en temps, il met encore plus rarement les poils au garde-à-vous. Comme ce fut le cas en août lors de la sortie du premier album de Royal Blood. En dix titres et moins de 33 minutes d’énergie condensée, le duo de Brighton a donné un sacré ravalement de façade à l’institution.

Même quand le groupe reprend Happy de Pharrell Williams ou Ace of spades de Motörhead, il en livre des versions extatiques, dans sa configuration si particulière constituée d’un batteur métronomique et d’un chanteur-bassiste dont la voix mélodieuse contraste avec le maelström stoner et bruitiste qui s’échappe de sa quatre-cordes. Mais, au-delà de cette singularité, Mike Kerr et Ben Thatcher s’affirment surtout comme des compositeurs perspicaces et originaux qui distillent les titres imparables et déjà classiques (Figure it all, Little monster ou Out of the black). Bref, en un album, Royal Blood a déjà atteint le firmament.

Un son monstrueux
En 2014, l’arbre n’a pas caché la forêt. Deux ans après leur passage à Ebullition, les Rival Sons ont éclaté sur le plan international avec la sortie de Great western valkyrie, leur album le plus brut à ce jour. Impeccables sur scène, les Californiens ont encore affûté leur son monstrueux, mâtiné de blues crasseux et de soul enivrante. Un must.

Dans la même veine, les Anversois de Triggerfinger gagnent haut la main la palme du meilleur concert de l’année (par exemple au Bierhübeli). Sur l’élan de son excellent quatrième album, By absence of the sun, le trio stoner pop est une véritable tuerie sur scène, avec sans doute le chanteur-guitariste le plus charismatique du moment, le batteur le plus psychopathe et le bassiste le plus carré (presque cubique).

Voilà pour les jeunes pousses… Mais ne dit-on pas que c’est dans les vieilles casseroles qu’on fait la meilleure soupe? Le retour discographique des Pixies, avec l’incroyable album Indie Cindy, est en ce sens effrayant. Comment des musiciens qui ont connu leur heure de gloire au début des années 1990 peuvent-ils être si pertinents vingt-cinq ans plus tard? La réponse tient en douze titres imparables, mordants, sauvages. Une gifle.

Un autre moment fort de l’année aura été le retour sur les planches de Bertrand Cantat, notamment aux Docks de Lausanne, avec son groupe Détroit. Rarement un public aura vécu telle osmose avec le chanteur honni, applaudi de longues secondes lors de son entrée en scène. Comme si, le temps d’un concert, l’histoire était remisée en coulisses et que l’artiste Cantat occultait enfin le meurtrier Cantat. En retour, le Bordelais gratifiait ses fans de relectures de Noir Désir, affriolantes comme des dessous chics, comme en témoigne le double album La Cigale.

Au reste, 2014 aura connu le retour en grâce de The Afghan Whigs avec l’excellent album Do to the beast, l’avènement des Anglais postpsychédéliques de Temples (Sun structures), le spleen contagieux de Damien Rice, auteur de la plus belle chanson de l’année (It takes a lot to know a man) et le refus réitéré de Robert Plant de rejouer avec Led Zeppelin au profit de ses projets personnels (l’excellent Lullaby and… the ceaseless roar).

Le retour des Fribourgeois
Que dire de plus, sinon que les Fribourgeois seront à l’honneur… en 2015, avec les sorties espérées des albums de Monoski, de Darius, de Season Tree, de Division 4, de Sacha Love (on y croit toujours) et d’Electrobolt (là, on n’y croyait carrément plus, mais l’enregistrement est bel et bien terminé). On en salive déjà.

par Christophe Dutoit

 

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