Les contes déglingués et fictionnels de Stéphane Lavoué

A la galerie Focale, à Nyon, Stéphane Lavoué expose A terre, une série de portraits, de natures mortes et de paysages en dialogue avec la Bretagne, sa terre d’adoption. Rencontre.

par Christophe Dutoit

Pour qui s’est un jour délecté des portraits en dernière page de Libération, Stéphane Lavoué n’est pas un inconnu. De passage samedi à Nyon, à l’occasion de son exposition à la galerie Focale, le photographe de 42 ans se souvient de l’«école Libé», de l’apprentissage de la lumière et de «l’intensité de chacune de ces rencontres».

Dès le tournant du millénaire, le Mulhousien a photographié des artistes, des sportifs, des politiciens, des patrons. «Souvent, je les faisais poser près d’une fenêtre. Dans les grands appartements parisiens, il n’y a jamais de lumière directe. La douceur qui progresse sur les visages m’a vachement plu.»

Poutine pour 24 secondes
En 2008, Le Monde lui commande un portrait de Vladimir Poutine, alors premier ministre russe. «Je l’ai eu à moi pendant 24 secondes… J’ai peut-être fait quinze photos, la moitié était floue. J’ai vraiment eu du bol.» Ce moment fait charnière: désormais, il s’oblige à travailler avec des flashes, à retrouver ces lumières des peintres du Nord, qui sculptent les visages de manière si belle et si dramatique. Sa patte.

Là-bas, on vit sur le rebord du monde. Ce n’est pas un endroit qu’on traverse. On y arrive. Après, c’est New York.

Mais, dix ans d’une vie à faire poser Zinédine Zidane, Nabilla ou Bill Gates suffisent à enterrer son désir. En 2015, Stéphane Lavoué ressent l’envie d’expérimenter une existence plus douce, avec moins de besoins, moins de sollicitations. En famille, il part habiter à la pointe du Finistère, dans le pays de sa femme. «Là-bas, on vit sur le rebord du monde. Ce n’est pas un endroit qu’on traverse. On y arrive. Après, c’est New York.» Histoire de se purger de Paris, «cette ville où le corps s’anéantit», il adopte une vie consacrée au surf, à l’extérieur, à ses enfants. Le corps reprend ses droits. La photographie aussi.

Des gueules, des poils
Avec sa compagne, journaliste et auteure, il monte des projets hyperlocaux. Des portraits d’habitants de Penmarch, exposés au bistrot. Il rencontre alors cet inconnu qu’il voit courir sur la plage en été. L’homme est administrateur de la Comédie-Française et lui demande de photographier sa troupe. «Qu’on voie des gueules! Qu’on voie des poils, de la matière pour les metteurs en scène qu’on invite!» Durant trois semaines, les comédiens défilent dans une loge. «En général, je fuis ces gens en photo, parce que ce sont des professionnels de l’image. A ce jeu-là, on perd toujours. Mais, comme ils sont tous allumés à leur manière, à chaque fois un monde s’est déversé sur moi.» Le résultat est suffocant de beauté.

J’ai été longtemps dans un carcan très photojournaliste. Il a fallu que je déchire ma carte de presse et que je reprenne à zéro.

En Bretagne, il participe également au projet La France vu d’ici, piloté par Médiapart. «Le Guilvinec est le plus grand port de pêche artisanale en Europe. Je voulais montrer cette économie, cette communauté.» Mais l’homme est malade en mer et toutes ses images lui semblent déjà vues, la faute à Philip Plisson et à son iconographie destinée aux touristes. Face à la mer, Stéphane Lavoué se retourne et entre dans un hangar. «J’y ai trouvé un monde quasiment médiéval, des forgerons de marine, des glacières, des gens qui travaillent le poisson à grands coups de couteau.» A Nyon, il juxtapose un muret échancré au bord de l’océan et un homme caché par un masque de soudeur. Ou un paysage de tempête et un profil vêtu d’une combinaison blanche. «J’ai été longtemps dans un carcan très photojournaliste. Il a fallu que je déchire ma carte de presse et que je reprenne à zéro.» Il met dès lors ses photos à plat et commence «à composer des phrases» à travers les associations d’images.

Satisfait d’avoir vécu de sa photographie et d’être reconnu dans son domaine, Stéphane Lavoué avait décidé, quelques années plus tôt, d’être le moteur de ses travaux. Il reprend con-tact avec la famille qui l’a accueilli aux Etats-Unis à l’âge de quatorze ans et passe un été en famille dans le Vermont, précisément dans le North East Kingdom. «L’idée d’un royaume aux Etats-Unis m’a paru suffisamment poétique pour que j’y retourne.» Il photographie le voisin, qui l’envoie chez le voisin d’à côté, en quête d’un hypothétique roi. «J’ai eu de la peine à sortir de l’image d’Epinal de la photographie américaine. Moi aussi, j’ai pris des carcasses de bagnoles…» Le déclic a justement lieu avec l’image d’une fille au milieu de carcasses de viande. Il tient sa princesse. «J’ai compris que j’allais réaliser un conte photographique déglingué: partir d’une réalité et en donner une représentation qui m’est personnelle en trouvant une écriture.» Sans légende, ses images évoquent un Twin Peaks apaisé, avec ces faciès burinés par des hivers à – 30° C, des paysages en léthargie, des armes omniprésentes. The Kingdom paraît en portfolio dans National Geographic et L’Obs, puis en livre cet hiver.

Portrait fictionnel
Aujourd’hui, Stéphane Lavoué vit à la pointe de Penmarch entre surf et photographie. Il assume des commandes, pour payer les factures, et pratique une photographie de plus en plus personnelle. «On rénove la maison familiale. Je fais des portraits des artisans bigoudens qui y travaillent. A moyen terme, j’espère arriver à un portrait intime et fictionnel de cet endroit dans lequel je vis.»

Nyon, Focale, exposition A terre, de Stéphane Lavoué, jusqu’au 10 juin, me-di 14 h-18 h, www.focale.ch

Stéphane Lavoué, The Kingdom, Editions 77, 96 pages, www.stephanelavoue.fr

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