Gérard Manset, celui qui marche devant

Gérard Manset revisite son répertoire: un double album permet de rappeler à quel point l’auteur d’Il voyage en solitaire ne ressemble à personne.

manset
Par Eric Bulliard
Passage obligé: commencer par rappeler que Manset est une énigme, qu’il ne veut pas passer à la télévision et n’a jamais donné un seul concert. Il serait ermite, mystérieux, tout ça. Voilà qui est dit. Mais on n’a encore rien dit. Gérard Manset refuse le jeu de la médiatisation, et alors? Et si le mystère se trouvait ailleurs? Dans son œuvre, dans ses chansons incroyables qu’il distille depuis plus de quarante ans? La preuve avec ce double CD, qui revisite ce répertoire unique.oiseau

Comme toujours, Manset a gardé le contrôle total de son disque. De la pochette (qu’il a dessinée lui-même) au choix des titres. A 68 ans, il a eu envie de se balader dans ses 19 albums et quelque 300 chansons pour en extraire 17 pépites (en y ajoutant une inédite), réenregistrées avec des musiciens. De quoi redécouvrir des perles dans un écrin rafraîchi, sans les artifices synthétiques qui alourdissent certaines versions originales.

Loin d’un art mineur
Entrez dans le rêve, lance d’emblée Manset. Un titre qui date de 1985 (il se trouvait sur Lumières) et qui ouvre parfaitement l’album. Car nous voici effectivement dans une autre dimension, avec cet auteur-compositeur-interprète hors nor-mes. Dans un univers où la chanson n’a rien de léger, de divertissant, de sympathique. Rien d’un art mineur. Elle est rêve, oui, émotion, mais aussi exigence et raffinement.

Pour qui ne connaîtrait pas Manset, la découverte va évidemment étonner. Sa voix, d’abord, qui en agace certains et que lui-même a longtemps détestée. Légèrement tremblée, un peu aigre, avec cette tension qui donne l’impression qu’elle va se briser. Ses musiques lancinantes, ensuite, planantes, qui vous envoûtent jusqu’à l’extase. Ou vous rebutent. Tout ou rien, pas de compromis.

Un regard sur le monde
Et puis, il y a les mots de cet admirateur de Nerval et Rimbaud. Ses images étranges, qui oscillent entre le concret et l’ésotérique. On n’est pas sûr de tout bien comprendre, mais peu importe: il parvient toujours à toucher, comme seul l’art le permet. Au-delà de la simple émotion et du pur intellect. Un ailleurs. Le plus pur, le plus mystérieux.

mansetbisN’empêche que Manset a beau se situer autre part, il parle du monde, de notre monde, qu’il scrute sans concessions. «Il n’avait rien connu d’aussi étrange / Que le destin des hommes», chante-t-il dans l’inédit Un oiseau s’est posé. «C’est la fin de ce monde-ci / Et de sa chair en dents de scie», lâchait-il sur La ballade des échinodermes (1994). Et dans Lumières (une de ses plus grandes chansons, sortie en 1985, près de dix minutes de pure extase), il se demande: «Mais où sont passées / Où sont passées les lumières / Qui nous guidaient?»

Aussi en duo
Loin de l’ermite, Manset a volontiers travaillé pour ou avec d’autres. Il a signé trois titres de Bleu pétrole (le dernier album de Bashung), a écrit pour Raphaël (qui a Caroline Manset, sa fille, pour manager), Julien Clerc, Indochine, Jane Birkin, Juliette Greco…

Pour Un oiseau s’est posé, il n’a pas rechigné non plus aux collaborations. On a ainsi droit à un duo vocalement inattendu avec Mark Lanegan sur Cover me with flowers of mauve (reprise d’Elégie funèbre, tiré de l’opéra pop La mort d’Orion) et à une magnifique version anglo-française d’Il voyage en solitaire, son titre le plus connu, qui devient ici No man’s land motel, avec le guitariste et chanteur Paul Breslin.

De son côté, dEUS s’est attaqué au mythe absolu, Animal on est mal (premier disque de Manset). Et l’on retrouve Raphaël sur Toutes choses (tiré de Matrice, 1989), ainsi qu’Axel Bauer (qui a aussi joué de la guitare pour tout l’album), en duo sur Celui qui marche devant. Un titre qui reflète bien la position de Manset, dans la chanson française actuelle…

Cohérence totale
Pour le reste, on se délecte de retrouver des incontournables souvent épurés, à peine retouchés ou totalement inattendus (cette cornemuse sur Deux voiles blanches!). De quoi se souvenir de la cohérence de cette œuvre que le grand public continue d’ignorer. Au fond, le voici peut-être le vrai mystère Manset: comment tant de gens peuvent-ils vivre sereinement sans avoir jamais écouté Genre humain ou Comme un guerrier?
Manset, Un oiseau s’est posé, Warner

notre avis: ♥♥♥♥

 

Une œuvre en trois repères essentiels

MansetRouteY’a une route (1975)
Le succès. Le mythe Manset apparaît en Mai 1968: comme si la jeunesse avait autre chose à faire, la sortie d’Animal on est mal reste confidentielle. Mais essentielle: Alain Bashung a souvent rappelé à quel point cet album (jamais sorti en CD) a secoué la chanson française. Suivent l’hallucinant opéra pop La mort d’Orion et, en 1972, Long long chemin (dit aussi L’album blanc). Une œuvre majeure se met en place, avant un premier (et presque unique) succès: en 1975, Il voyage en solitaire, 45t tiré de Y’a une route, se vend à 300000 exemplaires. Cette sublime ballade désenchantée demeure son titre le plus célèbre. Régulièrement reprise, du meilleur (Bashung) au plus improbable (Hervé Vilard), la chanson a joué un rôle dans l’image que renvoie Manset: ce succès le rend encore plus méfiant face à la médiatisation et, désormais, on ne comptera plus les titres d’articles jouant sur l’image du voyageur solitaire…

 

MansetMatriceMatrice (1989)
Le côté noir. Une fois lancé, Manset aligne les chefs-d’œuvre avec, au sommet, Royaume de Siam (1979) et Lumières (1985). En passant, il signe un deuxième quasi-tube (Marin’Bar, en 1981) qu’il n’assume guère, le considérant comme «trop commercial». Devenu culte, il refuse toujours de monter sur scène et n’apparaît plus à la télévision. Il préfère voyager, explore d’autres voies artistiques comme la photo ou la peinture, publie un premier roman (Royaume de Siam, 1987). Il décide même d’abandonner la chanson, mais y revient en 1989 avec Matrice, son quatorzième album. Sept titres seulement (mais presque tous durent au moins cinq minutes), un ton rock et noir, plutôt réaliste, qui trouve un public: Matrice devient disque d’or. La plume plus acérée que jamais, Manset lâche ces vers imparables (dans Camion bâché): «D’une époque à vomir / l’histoire dira / ce qu’il faut retenir.»

 

MansetManitobaManitoba ne répond plus (2008)
L’émotion. L’album ouvre sur un morceau de bravoure où transparaît tout Manset: les fabuleuses huit minutes de Comme un lego (écrit pour Bashung, qui l’a enregistré sur Bleu pétrole) le placent au-dessus du monde, en observateur des hommes qui s’agitent. Dernier album original en date, Manitoba ne répond plus suit de deux ans Obok, autre réussite d’une discographie impeccable. Comme toujours, Gérard Manset se révèle raffiné, exigeant, à la fois fragile et d’une puissance rare. Lancinant, envoûtant, le disque paraît surtout profondément émouvant, que ce soit à travers le quotidien tout simple d’une femme qui «se lève le matin / fait chauffer de l’eau / regarde ses mains» ou ce grandiose Pays de la liberté. «Fâché avec le genre humain», Manset démontre avec classe qu’il demeure à part. Etrange et hors du temps.

 

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique 1 Commenter

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