«Un dealer, un entremetteur»

Figure de la culture fribourgeoise depuis une vingtaine d’années, Sylvain Maradan et ses associés viennent d’ouvrir le Point commun, le café du théâtre Equilibre, à Fribourg. Au 3e étage, ils ont ouvert le Point de vue, un concept inédit en Suisse où les clients paient une entrée pour disposer d’une place et de boissons à volonté.

Boulanger-pâtissier, vendeur de disques, programmateur au Nouveau Monde et aux Georges, Sylvain Maradan vient de réaliser un vieux rêve: ouvrir un café. A 39 ans, il s’est mué en «patron et plongiste» du Point commun, dans le bâtiment d’Equilibre, à Fribourg.

par Christophe Dutoit

Depuis qu’on a ouvert le Point commun en février, j’ai appris le prénom de 200 personnes supplémentaires…» Et cela n’est pas prêt de s’arrêter, tant Sylvain Maradan est connu comme le loup blanc à Fribourg. Certains l’ont apprivoisé comme vendeur de musique à Media Markt, d’autres l’ont croisé comme programmateur culturel. Ou comme DJ, animateur du quartier du Bourg, organisateur de l’année Tinguely, voire simple spectateur à un concert de Matt Elliott dans un temple… A 39 ans, le gars semble ne plus compter ses vies de chat.

Sa première, il la passe à Domdidier, ou plutôt dans l’école de Domdidier, où ses parents instituteurs ont laissé pousser leurs racines. Sa maman joue de la guitare, son papa du piano et de l’orgue à l’église. «Et moi je tapais sur une batterie dans le grenier. Des titres de The Cure au cas-que.» Avec son groupe, il joue lors de la clôture scolaire. «L’unique concert de ma vie.»

Mais il y prend goût. «Avec mon prof de musique, on causait davantage qu’on ne travaillait. On décortiquait ensemble les morceaux.» Il décroche des fûts et, à 14 ans, rêve de devenir programmateur radio. «J’en avais vu au Comptoir suisse. Moi aussi, j’adorais passer des disques.» Mais certains mauvais coucheurs lui expliquent que «c’est compliqué d’y arriver». En colère avec les études, il choisit un apprentissage de boulanger-pâtissier.

Cassettes pour les copains

«A 16 ans, j’allais bosser la nuit à vélomoteur. Et j’ai assez vite regretté. Mes patrons ont réussi à me dégoûter du métier. Je les ai d’ailleurs remerciés plus tard.» Le manque de reconnaissance et l’ambiance malsaine finissent d’aiguiser sa rébellion adolescente. Ça fait un peu cliché de le dire, mais il trouve refuge dans la musique. Vraiment. «L’après-midi, après le travail, je prenais le bus et j’allais acheter des disques à Fréquence Laser ou à Manor. J’adorais enregistrer des compilations sur cassettes, avec pochettes manuscrites et autocollants. Ça me prenait des heures, mais j’adorais.» Déjà le goût prononcé du partage avec les copains.

R. Smith sur l’avant-bras

A l’époque, les ados diderains noyaient leur spleen dans The Cure. Sylvain Maradan n’y a pas coupé. «J’avais des posters de Robert Smith dans ma chambre, je m’étais même gravé son nom sur mon avant-bras. Le vrai truc d’ado.» En 1992, il fait la scie à sa mère pour aller voir son groupe à la patinoire de Malley. «C’était LE concert! Qu’est-ce que je lui en ai voulu de ne pas m’avoir laissé y aller!»

A 17 ans, Sylvain Maradan vit dans son propre appart et dépense tout son salaire d’apprenti dans la musique. Ses premiers coups de cœur? Mellow gold de Beck et Dirty de Sonic Youth, acheté lors d’un concert de… Francis Cabrel. «Il y avait un City Disc à l’Arena», s’excuse-t-il presque…

A 20 balais, il lâche les petits pains et bosse quelque temps à l’usine, dans un univers très multiculturel. Réformé après trois jours d’école de recrues, il trouve de l’embauche à Media Markt, une année après l’ouverture de la grande surface allemande. «En boulangerie, je travaillais la nuit, je ne voyais personne et j’avais mal au bide avant d’aller travailler.» Du jour au lendemain, tout s’est éclairé.

Les belles années

«Durant sept ans, j’étais un peu comme un dealer de musique. J’achetais, je conseillais, je vendais. En 2000, c’était encore les belles années. D’un côté, on écoulait la soupe de la Star Ac à coups de 1000 pièces et, de l’autre, on plaçait nos coups de cœur.»

Avec quelques figures de proue de la scène locale (Sacha Ruffieux, Mario Weiss, entre autres), il fonde le label Saïko Records. «On voulait à la fois défendre la musique qu’on aimait, avec un label de qualité, mais aussi promouvoir le disque, s’assurer que l’on en parle, car tout est lié.»

Durant toutes ses «années de bénévolat à se battre pour les groupes» (Tasteless, Underschool Element, Soften, Kassette…), Sylvain Maradan découvre le milieu de la musique à 360 degrés. Après avoir postulé une première fois à Fri-Son – «je n’ai finalement pas pris le poste» – il est enrôlé comme programmateur au Nouveau Monde en 2007. Arrivé en pleine tempête avec Julien Friderici pour redresser la barre, il se «surinvestit dès le départ» dans cette aventure à la fois intense et diversifiée. «On passait de la bière au chocolat chaud. On démontait les gradins en pleine nuit, entre un concert de metal et une matinée pour enfants, entre un spectacle de danse et du théâtre contemporain.»

Durant sept ans – tout va par sept avec lui – il remplit la boîte à souvenirs de son fidèle public. «On pouvait tout se permettre: Syd Matters, Asaf Avidan ou le projet Dada de Franz Treichler.» Il évoque aussi des flops monumentaux, comme Pierre Bastien, le chantre de l’avant-garde électro, qui a attiré… trois spectateurs. «Pour Barcella, il y avait si peu de monde qu’on a fini par le faire jouer dans les loges.» Trois ans plus tard, il fera chavirer Espace Gruyère et deviendra l’une des «révélations des Francomanias»…

Linge dans les vestiaires

Très vite, il sort des murs et organise des événements en ville, à l’image de The Notwist au Bellu. «J’ai couru durant vingt heures pour une heure de concert exceptionnel. J’ai même tendu un linge de bain au chanteur lorsqu’il prenait une douche dans les vestiaires, après le concert…»

Après les vingt ans du Nouveau Monde, il change de crémerie et travaille pour la ville de Fribourg. Comme animateur du quartier du Bourg. Puis pour organiser l’année Jean Tinguely. Dans la foulée, il assume la programmation des Georges. «Comme pour le Nouveau Monde, c’était une période compliquée, après les histoires avec la Jazz Parade. A croire que je ne cherche jamais la facilité!»

«J’ai beaucoup aimé ce melting-pot, mais j’ai moins apprécié le milieu, qui s’est mué en partie de poker. La suroffre a tué le marché.» Il travaille encore quelques années pour le Castrum, le festival interdisciplinaire d’Yverdon, «un mélange de découvertes et d’inter-actions avec des lieux. D’ailleurs je me suis toujours foutu des étiquettes, comme d’être populaire ou élitiste.»

Concept inédit en Suisse

Il y a quelques années, une vieille idée germe dans l’esprit de Sylvain Maradan: un café magasin de disques, comme il en existe à Copenhague ou à Istanbul. Il passe sa patente, dévore les livres et devient un redoutable barista. Et il saute sur l’occasion de reprendre le café d’Equilibre, «parfois tristement désert en journée». Il s’entoure de deux associés et inaugure le Point commun en février. «Je suis toujours un dealer, rigole-t-il au milieu de ses clients. Un entremetteur, un tisseur de liens entre les gens.» Il se retourne et salue aussi bien une maman qui allaite son rejeton qu’un couple de «petits vieux». Il sourit, pas peu fier: «J’adore ce joli mélange.»

Au troisième étage, il ouvre le Point de vue (sur les Grand-Places!), un concept inédit en Suisse où les clients paient une entrée (5 fr./h ou 10 fr./jour) pour disposer d’un espace de travail et de boissons à volonté. «Certains étudiants ou indépendants trouvent que la BCU est trop calme et les bistrots trop bruyants pour travailler. Ici, c’est idéal pour eux.»

Au reste, le Point commun privilégie des produits locaux et éthiques. «Nous avons lancé un Wemakeit pour éviter des contrats figés avec les fournisseurs. On veut garder notre indépendance.» Et proposer ainsi un cola appenzellois ou un jus de pomme fribourgeois.

Trois objets pour en savoir plus

Le casque

«J’ai une véritable dépendance à la musique. Elle me suit partout, huit à neuf heures par jour.» Pour autant, Sylvain Maradan n’a pas choisi un vinyle, mais son casque, son fidèle compagnon. «Même si je le casse tous les six mois…»

La table

Amoureux de la vie des objets, Sylvain Maradan court les brocantes. «J’aime beaucoup cette vieille table de ferme. C’est tout un symbole: on débat autour d’une table, on prend des grandes décisions autour d’une table. J’aurais voulu équiper le Point commun de grandes tables, mais c’était trop compliqué.»

Le point de croix

«J’aime beaucoup l’absurde – l’humour de Geluck – et j’assume le kitsch. J’ai trouvé cette broderie au point de croix à Edimbourg. Pour moi, elle représente tellement de choses…»

Posté le par admin dans Musique, Portrait Déposer votre commentaire

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