Papiers découpés, la modernité ancrée dans la tradition

Le Musée gruérien accueille, pour la quatrième fois, l’exposition de l’Association suisse du papier découpé. Au gré de 79 œuvres sur le thème de La vie en ville, la tradition du découpage s’inscrit dans l’actualité et la vie contemporaine.

par Christophe Dutoit

Rarement l’art du papier découpé aura aussi bien porté son appellation de tradition vivante. Jusqu’au 9 septembre, le Musée gruérien, à Bulle, héberge la 9e exposition organisée par l’Association suisse des amis du découpage sur papier (ASADP). Pour qui pense que cette pratique récemment recyclée aussi bien par Nestlé que par la Migros est un artisanat vieillot et centré sur une iconographie pastorale, cette impressionnante exposition fera taire quelques préjugés.

A l’exemple de Noch lebende Stadt Deir al Zor (La ville encore vivante de Deir al Zor), un chef-d’œuvre aux dimensions monumentales (150 x 300 cm) du Bernois Ernst Oppliger. Suspendu à un fil, ce papier découpé – il faudrait écrire papier martyrisé, déchiré, meurtri par le couteau – évoque l’actuelle guerre en Syrie. Dans un envoûtant patchwork de saynètes, l’artiste montre des bâtiments en ruine, des passants dans des rues dévastées, des grillages, des lambeaux. Le scalpel est si virtuose que chaque détail émarge de l’œuvre, jusqu’à joncher le sol de ses propres débris. A la fois infiniment fragile et terriblement puissant, ce découpage rappelle évidemment le Guernica de Picasso, à huitante ans d’écart. Au verso, nouvelle surprise: l’artiste entremêle les drapeaux des Etats-Unis et de la Syrie, sur un fond rouge sang sans équivoque. L’effroi n’est que décuplé.

Derrière les façades, la vie
A côté d’une œuvre d’une telle profondeur et d’une telle force, le reste de l’exposition aurait pu paraître bien terne. Sélectionnés par un jury dans un panel de 121 propositions, les 79 tableaux présentés montrent au contraire une qualité générale d’un niveau excellent. «Certains découpeurs, dont la pratique est très exploratoire, ont empoigné le thème de La vie en ville à bras-le-corps», souligne la directrice du Musée gruérien Isabelle Raboud. D’autres, plus proches de la nature, des oiseaux ou des arbres, ont parsemé leur œuvre de mille clins d’œil. «C’est aussi un message pour la ville de Bulle: derrière les façades, il ne faut pas oublier que vivent des personnes, des animaux, des plantes.»

Certains découpeurs, plus ancrés dans la tradition séculaire, ont conservé qui la symétrie, qui la forme arrondie, qui la finesse des enluminures. D’autres, plus audacieux, ont fait exploser les carcans, avec des mises en abyme, des contre-plongées, des dégradés de gris ou de couleurs, des envies de troisième dimension et de jeux d’ombre. D’autres atteignent un hyperréalisme confondant, notamment plusieurs scènes nocturnes que ne renierait aucun photographe. Ou lorgnent du côté de la bande dessinée, à l’instar du Veveysan Sylvain Monnet – le plus jeune artiste de l’exposition – auteur d’une Jungle urbaine très convaincante.

Age d’or du découpage
A l’heure où le futur Centre suisse du papier découpé prend forme à Château-d’Œx, l’exposition du Musée gruérien met en lumière une pratique qui semble connaître un âge d’or en Suisse. Hormis le Tessin, tous les cantons suisses sont d’ailleurs représentés à Bulle. «Notre association compte 560 membres et nous étions presque étonnés de recevoir autant de tableaux pour cette exposition», relève Regina Martin, présidente de l’ASADP, qui tiendra ses assises annuelles à Bulle samedi, quelques heures avant le vernissage.

Les canivets, trésors du passé

En parallèle aux découpages contemporains, le Musée gruérien expose une septantaine de canivets issus de ses collections. Ces images pieuses en papier découpé étaient manufacturées dans les couvents de la région aux XVIIIe et XIXe siècles. Parfois naïfs, souvent virtuoses, ces découpages à vocation religieuse sont «l’héritage d’une tradition présente dans les salons et les familles d’un haut niveau social», raconte Isabelle Raboud, qui  appelle que «Voltaire découpait déjà des silhouettes». Ces œuvres étaient majoritairement travaillées sur du papier blanc – contrairement au noir de la tradition alpestre – et font parfois penser à des dentelles au crochet, avec des motifs de volutes ou des architectures imaginaires.

Bulle, Musée gruérien, jusqu’au 9 septembre. Vernissage ce samedi, dès 18 h, en présence du chanteur Stéphane Blok, qui interprétera quelques pièces de son album Chants d’entre les immeubles, www.scherenschnitt.ch

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