Le 14 mai 2011, suite 2806

Régis Jauffret dissèque avec aplomb l’affaire DSK. Dans un crescendo virtuose, La ballade de Rikers Island retrace le parcours des protagonistes et réfléchit à ce que ces événements disent de notre société.jauffreta

par Eric Bulliard

D’accord, l’histoire nous a saoulés. Elle est moche et scandaleuse, mais on a fini par s’en lasser. Depuis ce fameux 14 mai 2011, des milliers d’articles et plusieurs livres sont parus sur l’affaire Dominique Strauss-Kahn. Sauf que, cette fois-ci, il s’agit d’un des écrivains français les plus doués et les plus dérangeants du moment. Un écrivain qui n’a pas son pareil pour fouiller la part sombre de l’humain, depuis plus de vingt ans, sans dévier ni reculer. Jusqu’à l’ignoble.

«Le roman, c’est la réalité augmentée», affirme Régis Jauffret en épigraphe de cette Ballade de Rikers Island. Ce principe, il l’applique de longue date, et pas seulement depuis qu’il s’empare de faits divers, comme avec les affaires Stern (Sévère, 2010) et Josef Fritzl (Claustria, 2012). Il l’a d’abord appliqué à sa propre histoire, dans au moins deux romans extraordinaires, Asiles de fous (prix Femina 2005) et Lacrimosa (2008).

Autant dire que la discussion autour du thème «c’est vrai, ce qu’il raconte?» reste secondaire. N’en déplaise à DSK (jamais nommé), qui a d’ores et déjà attaqué l’écrivain en diffamation. La ballade de Rikers Island (du nom de la prison où l’ancien patron du FMI a été emprisonné quelques jours) se lit avant tout comme un roman de haut vol. Un roman à la Jauffret, radical et drôlement bien torché.

Un «dadais» qui ne pense qu’au sexe, partout, toujours, avalant du viagra comme des bonbons.

On suit quatre personnages de cette tragédie contemporaine. D’abord, l’«archevêque de la finance mondiale», présenté comme un «dadais» qui ne pense qu’au sexe, partout, toujours, avalant du viagra comme des bonbons. Il ne connaît pas le doute et son destin est tracé: il sera président de la République. «En l’envoyant à l’Elysée, le peuple réaliserait la boutade gaullienne selon laquelle les Français sont des veaux.»

Le mot «viol» n’existe pas Dans le roman, DSK reste loin du génie de l’économie que son équipe et son sens de la communication nous ont vendu. Il est avant tout infantile et narcissique: «L’enthousiasme, une boisson forte dont il s’est toujours enivré. Une manière de se boire lui-même et de remplir sans cesse la cruche de la cuite en se pissant pour mieux se reboire, se pisser et se reboire encore.»

Face à lui, la victime, Nafissatou Diallo (la seule à être nommée), «tombée à la naissance dans le troupeau des filles, des ventres, des fours où mijote la semence du mari qu’à peine adolescentes le père leur donne comme un coup de pied au cul». Une innocente, dans tous les sens du terme.

Cette femme de chambre analphabète parle à peine quelques mots d’anglais, ne connaît pas le désir sexuel, parce qu’elle a été excisée: «La vulve soumise au pénis depuis les origines, le clitoris, insolente contrefaçon, tranché, jeté aux rats.» L’acte accompli, elle ne craint qu’une chose: perdre son travail. Dans sa langue, le peul, le mot «viol» n’existe pas.

Violence sèche
Il y a aussi l’épouse, «la plus illustre cocue de l’histoire de l’humanité», digne martyre humiliée, qui décide, dès le début de l’affaire, qu’elle quitterait son mari. Dernier personnage fondamental: l’écrivain lui-même, que l’on suit dans une enquête un peu ridicule en Afrique, sur les lieux où a grandi Nafissatou Diallo, puis à New York, où il cherche en vain à louer la fameuse suite 2806.

Sur cette base, Régis Jauffret construit son roman en un crescendo virtuose, jusqu’aux dernières pages, où, froidement, il raconte la scène du Sofitel. Pour y parvenir, il a disséqué ses protagonistes de manière chirurgicale, se penchant par exemple sur l’enfance et la jeunesse de DSK et le passé tragique de Nafissatou Diallo. Rien de larmoyant – ce n’est pas le genre de la maison – mais une violence sèche de l’ordre du constat.

Il fallait le souffle de la littérature pour fouiller ainsi la fange et en extraire tout ce que notre société aimerait y cacher.

Cette sécheresse, parfois, laisse place à des envolées que l’on peine à suivre, mais dont les images claquent comme des fouets: «Etant donné sa couleur, on avait l’impression de la connaître, de l’avoir croisée dans les transports en commun, avec son nez épaté, son vêtement de pauvresse, sa tête de proie prête à finir la journée dans un carquois.»

Ce que dit l’affaire
A l’évidence, Jauffret s’intéresse avant tout à ce que dit cette histoire de notre monde. Il la présente comme une affaire de classe sociale, de racisme ancré sur un vieux fond de colonialisme, d’argent tout-puissant, de maltraitance des femmes. Il fallait le souffle de la littérature pour fouiller ainsi la fange et en extraire tout ce que notre société aimerait y cacher.

Plus que l’enquête et la reconstitution minutieuse des faits, plus que les anecdotes sur la vie sexuelle de DSK ou les réactions d’Anne Sinclair, c’est encore la vigueur de l’écriture qui épate chez Régis Jauffret. Cette rage qui sourd le long des phrases, que ce soit pour évoquer «les hommes, des femmes ratées par les dieux qui leur avaient collé ce hochet au bas du ventre pour les consoler» ou l’affaire elle-même: «Il regrettait de ne pas avoir brisé les vitres après le spasme pour la jeter par-dessus bord comme une esclave malotrue. Elle aurait pu cracher à son aise pendant la chute, la semence se serait perdue en gouttelettes microscopiques bonnes à féconder les rares insectes volants égarés au-dessus de New York.» Franchement, avec de telles phrases, le débat sur réalité vs fiction a-t-il encore un sens?

Régis Jauffret
La ballade de Rikers Island
Seuil, 448 pages

 

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