Jaccottet sur papier bible

Philippe Jaccottet vient de faire son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. Une consécration pour le poète vaudois, qui a été célébré lundi à Lausanne.jaccottet

par Eric Bulliard

Qui a dit que la poésie n’intéresse personne? La grande salle du Théâtre de Vidy, à Lausanne, affichait complet de longue date pour le lancement officiel, lundi soir, du volume de la Pléiade consacré à Philippe Jaccottet. Un événement rare: le poète vaudois n’est que le quinzième auteur à entrer de son vivant dans la plus prestigieuse collection de la littérature francophone. Et le quatrième Suisse à y figurer, après Rousseau, Ramuz et Cendrars.

Retenu pour des raisons de santé, Philippe Jaccottet n’a pu participer à la soirée, mais il a fait parvenir son «salut plein d’amitié et de gratitude». Sa lettre citait son cher Hölderlin («Les signes aident le ciel»), le préférant à ce «vers fatal», tiré de L’ignorant (1958): «L’effacement soit ma façon de resplendir.» Une devise, croit-on souvent. Avec humour, Jaccottet relevait qu’il s’agit surtout d’une «clé commode» pour entrer dans son œuvre.

Discret, pas ermite
Des signes et du ciel, il est question tout au long de cette poésie parmi les plus importantes de la littérature contemporaine. Mais d’effacement aussi. Né à Moudon en 1925, Philippe Jaccottet arrive à Paris en 1946. Quelques années plus tard, il choisit le calme de la Drôme provençale, s’installant en 1953 à Grignan, où il vit toujours.

Les Jaccottet ont nourri des amitiés fidèles et accueilli volontiers écrivains, peintres ou journalistes.

«La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement», note-t-il dans La semaison, en 1976. Il n’a jamais dévié de cette règle de vie, sans être l’ermite que l’on a parfois décrit. Certes, vu de Paris, un auteur célébré de tous qui préfère son modeste jardin de Grignan aux soirées mondaines est forcément un ascète… Alors que, ses carnets en témoignent, les Jaccottet ont nourri des amitiés fidèles et accueilli volontiers écrivains, peintres ou journalistes.

Archives ouvertes
Souvent cité pour le Nobel, Jaccottet accède donc à une autre forme de consécration: voici ses Œuvres sur papier bible, sous couverture pleine peau dorée à l’or 23 carats. Exceptionnellement (une première dans l’histoire de la Pléiade), l’équipe éditoriale dirigée par la Vaudoise José-Flore Tappy (du Centre de recherche sur les lettres romandes, à l’Université de Lausanne) a eu plein accès aux archives du poète. Il a fait preuve d’une «confiance inconditionnelle», soulignait-elle lundi, collaborant à la chronologie et au sommaire. Jaccottet a refusé, par exemple, que figure Trois poèmes aux démons, publié à 20 ans.

Cet ensemble met surtout en évidence la cohérence de l’œuvre, traversée de doutes, d’émerveillements face à la nature et à ses signes les plus discrets, les plus modestes.

Que peut apporter un tel volume, pour un poète aussi souvent étudié, commenté, analysé? Ses œuvres de création ainsi réunies (les essais et recueils d’articles critiques, comme L’entretien des muses et Une transaction secrète n’y figurent pas) permettent de saisir son évolution, de la poésie versifiée des débuts à cette prose poétique lumineuse devenue sa signature. Mais cet ensemble met surtout en évidence la cohérence de l’œuvre, traversée de doutes, d’émerveillements face à la nature et à ses signes les plus discrets, les plus modestes.

Le rivage du poète
Sa poésie reste en effet liée à l’expérience profonde de la réalité, comme le note Fabio Pusterla dans la préface. Et si les ombres, la mort, les angoisses habitent aussi cette œuvre de tâtonnement et d’équilibre, Philippe Jaccottet les dit toujours avec cette justesse de voix qu’il n’a cessé de chercher. «Peut-être n’est-il pas de poète, dans l’Europe du XXe siècle, qui ait affirmé aussi souvent et avec une pareille vigueur son désir de pureté stylistique, sa volonté de refuser toute pacotille rhétorique et de se garder, en particulier, des images», écrit Fabio Pusterla.

Le volume de la Pléiade bénéficie surtout d’un appareil critique exceptionnel. Comme l’a expliqué José-Flore Tappy, ces quelque 250 pages d’annexes constituent «comme des sables derrière l’œuvre du poète, son rivage, son littoral». De quoi se rendre compte que «la fluidité de la prose est issue d’un âpre débat avec lui-même», pour au final, comme Jaccottet l’écrit dans La semaison, «détruire tout confort poétique».

Philippe Jaccottet
Œuvres
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1728 pagesjaccottetcarre

 

Une œuvre en trois étapes clés

La promenade sous les arbres (1957)
promenade
Philippe Jaccottet s’installe à Grignan en 1953, après ses études lausannoises et quelques années parisiennes. Il a déjà publié trois recueils, Trois poèmes aux démons (1945), Requiem (1947) et surtout L’effraie (1953), qu’il considère comme son vrai premier livre. La promenade sous les arbresparue chez Mermod avec des dessins de son épouse Anne-Marie Haesler, témoigne de sa découverte de la nature. C’est aussi son premier livre de prose, lumineuse et délicate, inspirée par des paysages qu’il ne cessera d’observer en s’interrogeant sur l’émotion qu’ils suscitent. En parallèle, toujours, des interrogations sur l’écriture elle-même, sur les liens entre la poésie et la vie. «Le travail poétique semble lui aussi exiger ce singulier équilibre entre la volonté et l’instinct, l’effort et l’abandon, la peine et le plaisir.»

Airs (1967)
airs
Après L’ignorant (1958), situé dans la lignée de L’effraie, et les proses de L’obscurité (seul récit de Philippe Jaccottet) et d’Eléments d’un songe (tous deux en 1961), Airs marque une rupture. A la fois denses et cristallins, ces poèmes sont imprégnés de la découverte de la poésie japonaise. En particulier du haïku, qui dit tant de choses en trois vers.

Unanimement salué comme un chef-d’œuvre, Airs est «célébré pour sa transparence aérienne, son art de la brièveté, sa fluidité», écrit José-Flore Tappy dans la notice de la Pléiade. Placé sous l’épigraphe de Joubert («Notre vie est du vent tissé»), les poèmes continuent à bouleverser à chaque lecture par une sorte de fulgurance tranquille. «La parfaite douceur est figurée au loin / à la limite entre les montagnes et l’air: / distance, longue étincelle / qui déchire, qui affine.»

La semaison (1963, 1971, 1984, 1996, 2001)
semaison
Ce devait être une publication mineure, comme les esquisses d’un peintre. C’est devenu presque le cœur de l’œuvre de Jaccottet, un de ses versants les plus originaux. Les carnets de La semaison connaissent une première publication chez Payot en 1963, avant d’être repris chez Gallimard. Suivront La seconde semaison en 1996, puis les Carnets 1995-1998, sous-titrés La semaison III, en 2001. Au fil des saisons, on y retrouve des notes sur la nature, sur des lectures, la musique, des auteurs admirés, comme Roud, Hölderlin, Rilke, Dante, Mandelstam et tant d’autres. Des récits de rêves, aussi, des angoisses face aux échos du monde, des impressions issues de la vie quotidienne, si simples en apparence: «Pluie et brouillard: allumer là-dedans une lampe, comme un fruit dans la paille.»

 

 

Posté le par admin dans Littérature 1 Commenter

Répondre à Jaccottet sur papier bible

  1. Pingback: terrain vague

Ajouter un commentaire