David Toscana: et si Jésus était une femme?

L’ange Gabriel s’est fourvoyé dans sa mission: au lieu de Jésus, il a fait naître une fille… L’écrivain mexicain David Toscana réécrit les Evangiles sur ce postulat de départ.
Sans tomber dans la provocation simpliste, son roman 
se révèle virevoltant et intelligent.

Par Eric Bulliard

Au départ, une idée un peu folle. Plus potache que blasphématoire: et si l’ange Gabriel s’était trompé? Et s’il avait donné à Marie non pas Jésus, mais Emmanuelle? Oui, une Fille de Dieu, qui aura fort à faire pour que s’accomplissent les prophéties, malgré la misogynie ambiante. Tel est le point de départ d’Evangelia, étonnant roman de David Toscana.

Révélé en français en 2009 par El ultimo lector, cet écrivain mexicain (né en 1961) a l’art de se laisser emporter par sa féconde imagination. Avant de s’arrêter juste au moment où il allait en faire un peu trop. Dans Evangelia, il combine en virtuose son inventivité, sa profonde connaissance des Ecritures et une réflexion sur les croyances, les religions et leurs a priori.

Sous une autre plume, ce thème aurait pu donner un récit uniquement farfelu, une facétie légère. Chez David Toscana, on sourit beaucoup, certes, mais l’humour va plus loin que la simple galéjade. Même s’il ne se gêne pas pour s’amuser d’un Dieu le Père vexé de constater que les fables d’Esope sont mieux écrites que ses propres histoires… Ni pour imaginer un Gabriel devenu «l’archange ivre», depuis qu’il noie son erreur dans l’alcool.

Evangelia développe au maximum son idée de base, en l’appliquant aux épisodes de la Bible, qu’il prend au sérieux. David Toscana va par exemple jusqu’à montrer ce que signifierait vraiment la résurrection de Lazare, quatre jours après sa mort. Avec les odeurs, les «vers qui sortaient de ses mamelons», les «larves qui pendaient de ses narines»… «Si c’est ça la résurrection des morts, dit Marthe les yeux tournés vers le Ciel, merci, je n’en veux pas.»

«Certes il était permis aux étrangers, aux bœufs, aux brebis et aux eunuques d’approcher de l’autel; mais certainement pas à Sarah, à Esther ou à Ruth.»

«Ecce femina»
Le roman invite ainsi à une savoureuse balade parmi des épisodes plus ou moins célèbres, que ce soit la décollation de Jean-Baptiste, les noces de Cana, la pêche miraculeuse, la Cène… Il avance dans un double mouvement d’imagination débridée et de relectures des textes bibliques.

Ces textes sacrés changent quelque peu, dès lors que les mots «Christ» et «Messie» doivent être entendus au féminin, que le ecce homo devient ecce femina… Et que cette Emmanuelle se révèle pleine de bon sens et de caractère. En témoigne sa réaction quand, après sa résurrection, elle refuse que Thomas aille «fourrer dans sa plaie ses doigts crasseux: “Si tu ne crois pas, lui dit Emmanuelle, c’est ton problème”.»

De même, au Temple de Jérusalem, elle s’insurge de constater que les femmes ne peuvent entrer. «Certes il était permis aux étrangers, aux bœufs, aux brebis et aux eunuques d’approcher de l’autel; mais certainement pas à Sarah, à Esther ou à Ruth, sans parler de Marie mère de Dieu ou d’Emmanuelle, elle-même Fille de Dieu.»

Elle ne leur donna pas la réponse espérée, peut-être en raison de ce mystère qui serait plus tard connu sous le nom de “secret messianique”, ou en déraison de cet autre qu’on appelle “caprice de femme”

La jeune femme se révèle aussi particulièrement habile quand on l’interroge: «Elle ne leur donna pas la réponse espérée, peut-être en raison de ce mystère qui serait plus tard connu sous le nom de “secret messianique”, ou en déraison de cet autre qu’on appelle “caprice de femme”.» «Ignorante et analphabète» cette Christe préfère les paraboles et les prodiges aux longs discours.

Ceci sera son sang
Emmanuelle s’entoure d’«emmanuellistes», également appelées les «Filles du tonnerre», qui l’accompagnent de leurs danses et de leurs chants. Et comme elles sont femmes, elles «envoient paître» les lois qui les déclarent impures pendant leurs règles. Emmanuelle en avait très tôt rêvé, préfigurant l’Eucharistie: «Il lui vint à l’idée qu’un jour elle concevrait un rituel destiné à faire comprendre que son sang et celui de toutes les femmes était sacré. Elle le ferait de telle sorte que ses disciples et partisans voudraient le boire, l’adorer, le partager et le célébrer.»

Et Jésus dans tout ça? Il est doublement présent, en Fils de Dieu vexé de ne pas s’être incarné comme prévu et en Jacob: ce frère d’Emmanuelle se fait appeler Jésus et tente de créer sa propre secte avec ses propres disciples, même s’il est moins doué, plus balourd que sa sœur. Au final, évidemment, c’est lui que les évangélistes retiendront.

Tout cela peut paraître d’autant plus alambiqué que David Toscana n’hésite pas à ajouter des couches, à tirer des fils supplémentaires. Son roman, complexe et virevoltant, se révèle plus respectueux qu’il en a l’air. Il reste, de plus, proche du langage, du rythme et du style des Ecritures. Des phrases comme «en effet, bien des gens venus avec Marthe et Marie, ayant vu ce qu’Emmanuelle avait fait, crurent en elle» ou des tournures du style «en vérité…» semblent tirées tout droit de la Bible. Avec juste le ton et le décalage qu’il faut pour éviter la parodie.

“S’ils croient à l’histoire de l’arche de Noé (…), ils avaleront n’importe quoi”

Crédulité et bon sens
David Toscana ne tombe pas non plus dans la provocation simpliste: à partir de son postulat de base, il lance plusieurs pistes de réflexion, sur la place des femmes, évidemment, mais aussi sur d’autres aspects de la religion. «Dans le Ciel, on aimait les pauvres, parce que le besoin engendre davantage de foi que la gratitude», lit-on par exemple.

L’écrivain en profite aussi pour égratigner la crédulité aveugle, relevant que le Seigneur aime «vérifier que même les plus sages parmi les hommes font plus confiance à la parole de Dieu qu’à la raison, à l’expérience et à la science». Ce qui L’a poussé à «inventer le bobard le plus farfelu jamais inventé. “S’ils croient à l’histoire de l’arche de Noé (…), ils avaleront n’importe quoi”.»

Et quand Emmanuelle sauve de la lapidation la femme adultère, elle se rend compte que «le bon sens et quelques mots justes» peuvent être préférables aux «pouvoirs surnaturels» et aux «menaces effroyables». L’air de rien, David Toscana glisse alors cette phrase profondément humaniste: «L’idée effleura l’esprit d’Emmanuelle qu’il n’y avait nul besoin de Dieu pour changer le monde.»

David Toscana, Evangelia,
Editions Zulma, 432 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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