Hubert-Félix Thiéfaine: une voix qui porte haut

Hubert-Félix Thiéfaine rencontrait la presse à Lausanne, la semaine dernière, pour la sortie de Stratégie de l’inespoir. La Gruyère a laissé carte blanche à l’écrivain, éditeur et chanteur Michaël Perruchoud, pour un «exercice de pure admiration dont je devrais me sentir coupable».

HF.THIEFAINE
par Michaël Perruchoud

Il a la démarche souple, la poignée de main sincère, et ne se départit pas d’une certaine timidité, une incrédulité peut-être, lorsque les questions paraissent un brin absurdes. Et s’il joue le jeu des entretiens en toute courtoisie, on sent bien que les explications de texte ne sont pas son exercice de prédilection.

Lausanne, Hôtel Beau Rivage. Je m’invente des rougeurs adolescentes, mais ce n’est pas tant le palace qui m’intimide. C’est bien la rencontre avec cet homme que j’ai tant écouté, qui m’a tant apporté et qui ne le sait pas, qui me déroute et me file un trac de groupie. J’ai l’impression que marchent à mes côtés tous ces copains d’adolescence, ces belles âmes un peu déglinguées qui se reconnaissaient parce qu’elles «aimaient Thiéfaine».

Un artiste hors des routes
Hubert-Félix Thiéfaine fut longtemps une noire légende, bannie des médias et révérée par un public de lettrés cabossés, ces marginaux sensibles qui adorent le verbe. Incompris et adulé, poète et prédicateur du néant, Thiéfaine irradiait les mots, les fai-sait sonner à nous embraser l’âme. «Elvis a libéré nos corps et Dylan nos esprits», disait-on aux Etats-Unis. Thiéfaine a démontré que la liberté pouvait résonner sur des accords puissants… A la croisée de Rimbaud et du rock.

vinyl_cover«A mes débuts, on m’a traité de chanteur de science-fiction, parce que mes textes brassaient des thématiques futuristes… Mais ce n’était pas un choix. Je fuyais le présent et mon passé m’était hostile.» Thiéfaine n’a alors d’issue que dans des vers improbables, des poèmes prophétiques et calcinés. Loup solitaire, il lance à la face du monde quelques poignées de chansons «invendables» qui deviennent autant de références.

Le rock et la littérature
Combien de fans ont ouvert Les chants de Maldoror parce que Thiéfaine en avait parlé dans l’une de ses chansons? Le chanteur plaide la maldonne: «Jusqu’au début des années 1980, je lisais très peu, je traînais encore les douleurs de l’internat.»

Cassé par ses instituteurs, par ces écoles qui détruisaient toute forme de créativité, Thiéfaine a tracé son propre chemin, loin des lectures obligées et des principes imposés à la férule. C’est bien plus tard qu’il a voulu «savoir de quoi on parlait» et qu’il en est revenu aux livres. Aujourd’hui, Thucydide est son auteur de chevet et il se fait plaisir à picorer quelques mots dans la version grecque.

Lorsqu’il est revenu d’URSS, George Orwell a écrit La ferme des animaux, alors que Sartre et Aragon faisaient semblant de n’avoir rien vu

Amoureux de l’écrit quand il révèle le monde, Thiéfaine traîne sa bibliothèque éclectique avec lui. Stratégie de l’inespoir, son dernier album, est certainement le plus littéraire, le plus critique aussi… Sartre et Aragon en prennent pour leur grade dans un des moments fort de l’ouvrage, l’implacable Karaganda, évocation d’un camp de travail et de mort situé au cœur du Kazakhstan.

La révolte en poète
Quand Hubert-Félix Thiéfaine dit avec colère le goulag, l’inhumanité du système soviétique, ce n’est pas en politique qu’il se place, mais en poète révolté par toutes les barbaries. «Je ne suis pas journaliste, je ne dois pas rendre compte de l’état du monde au quotidien… Je cherche une sorte d’intemporalité.»

Et le chanteur, au plus profond de ses ivresses, a toujours professé la lucidité: «Lorsqu’il est revenu d’URSS, George Orwell a écrit La ferme des animaux, alors que Sartre et Aragon faisaient semblant de n’avoir rien vu. Les intellectuels qui ont soutenu ce régime innommable me mettent dans une colère noire. Staline n’était pas meilleur qu’Hitler.»

La médiocrité, ennemie ultime
Refus de la compromission, refus de la médiocrité aussi… Parce que Thiéfaine ne tolère pas l’humain esclave de sa télévision, de ses principes, de la course au progrès. La médiocrité, d’ailleurs, il ne peut se la permettre alors que ses fans sont d’une exigence sans borne. Si l’admiration est acquise, l’attente en est d’autant plus grande. Comment le vit-on, lorsqu’on pose les mots d’un nouvel album sur un cahier?

«Pendant la création, je ne songe même pas que la chanson va être écoutée. Si le public me suit, je pense que c’est parce que j’ai une certaine fidélité à moi-même. Je serais d’ailleurs incapable de chanter un texte auquel je ne crois pas. Je préférerais tout arrêter.»

Un auteur-compositeur-interprète, finalement, c’est un écrivain raté, un musicien raté et un comédien raté….

L’homme est intègre, mais pas submergé par l’orgueil pour autant: «Un auteur-compositeur-interprète, finalement, c’est un écrivain raté, un musicien raté et un comédien raté….»  Mais il sait s’entourer, sa liste de ses guitaristes, de Claude Mairet à Patrice Marzin, en témoigne. Et quand on lui dit que c’est quand même un sacré luxe de pouvoir disposer d’une composition de Yan Péchin jouée par Alice Botté (Angelus), il souligne que, «à la guitare, Lucas n’est pas mal non plus!»

Père et fils, un même esprit
Lucas… Le fils cadet. Hubert-Félix avait chanté ses premiers pas dans Tita dong dong, en 1996, il l’avait convié sur l’album live Scandale mélancolique tour (2007). N’était-il pas naturel de voir le fiston admiratif prendre une place plus importante dans le travail paternel?

«Ce fut tout à fait fortuit. Pendant la tournée précédente, en 2013, j’écrivais le matin, dans les hôtels.  C’était une première pour moi… J’ai adopté un mode de vie qui me permet d’être actif plus tôt et j’en ai profité. De retour chez moi, j’ai eu besoin de tout mettre au net.»HF.T

Le studio  familial  portait alors la patte de Lucas, qui y travaillait ses propres projets. «De l’électro surtout… Un genre assez éloigné de mon univers.» C’est pourquoi Hubert est à mille lieues d’envisager une collaboration. Il demande simplement à son fils d’enregistrer ses prémaquettes. Une guitare, une voix, posées au clic.

Le père tempère le chanteur
«Et puis voilà qu’il m’envoie un mail, avec un arrangement à sa sauce en pièce jointe. Il avait gardé la voix, retravaillé tout le reste.» Et là, le choc! «Ce n’était pas seulement bon, c’était très proche de ce que j’espérais, de ce que j’aurais demandé à un réalisateur.» D’autres chansons passent alors sous la houlette de Lucas. Le résultat est tout aussi probant.

«Les responsables de ma maison de disque ont été du même avis! Ils étaient prêts à confier la réalisation à un môme de vingt ans.» C’est là que le père tempère les ardeurs du chanteur. «Je  sais le poids que représente un tel boulot. Je ne voulais pas qu’il y sacrifie un morceau de sa jeunesse…»

J’ai toujours eu un problème avec ma voix, c’est pour ça que j’ai voulu être chanteur… par masochisme!

Une histoire de voix
Stratégie de l’inespoir portera donc la double signature de Lucas Thiéfaine et de Dominique Ledudal «une pointure, avec un bel esprit punk». Hubert-Félix pressent la bonne entente des deux hommes, il ne sera pas déçu. Car si l’album est une incontestable réussite en ce qui concerne les textes et les compositions, il constitue surtout une petite révolution dans les prises de voix. Thiéfaine prend des risques, chante comme jamais il ne l’avait fait auparavant. A 66 ans.

«J’ai toujours eu un problème avec ma voix, c’est pour ça que j’ai voulu être chanteur… par masochisme!» D’album en album, il demande à ses réalisateurs «faites-moi aimer ma voix», mais il se fait à ces pistes insérées tout à la fin du processus.

Des risques… toujours
«Là, j’ai travaillé avec des gens qui ont su considérer ma voix comme un instrument à part entière.» Le résultat est détonnant. Et il n’en est pas peu fier: «Au fond, je suis chanteur avant tout…»
Ce n’est finalement qu’une énième mue. Car l’artiste n’a cessé de se réinventer. Au tournant des années 1980, il quitte son nez de clown et l’ambiance burlesque des premières années pour offrir un magnifique brûlot, Dernières Balises avant mutation.

Dix ans plus tard, il gagne l’Amérique et offre un album terriblement sous-estimé Chroniques bluesymentales, dont la pièce finale Villes natales & frenchitude, mériterait de figurer dans toute anthologie de la chanson française.

Reconnu, mais libre
Aujourd’hui, le loup est sorti du bois. Si Thiéfaine ne squatte toujours pas les télés aux plus grandes heures d’écoute, il est pleinement reconnu.Car qui oserait encore affirmer qu’il n’est pas (avec Manset peut-être) le plus grand auteur de chansons francophone vivant? L’ampleur de l’œuvre étincelle enfin. Mais, malgré les récompenses (Victoire de la musique dans la catégorie Album de chanson pour Supplément de mensonge), le doute est encore là: «Sincèrement, je ne sais toujours pas comment on écrit une chanson… Je dois en avoir pas loin de 250, mais, au fond, je ne sais pas.»

 

Superbe et profond
La trilogie de la consécration: c’est sans doute ainsi que les observateurs parleront de Scandale mélancolique (2005), de Supplément de mensonge (2011) et du tout frais Stratégie de l’inespoir… Thiéfaine s’y offre en effet une belle cure de jouvence.

Mais à ceux qui croiraient que la bête est morte, que la colère et l’ambition auraient déserté, Karaganda ou En remontant le fleuve, démontrent que la verve et l’indignation restent intactes.

Quant à la beauté de la phrase, à la manière sans égale de poser les adjectifs, Thiéfaine n’a rien perdu de son inventivité, de son improbable sens de la formule. Lignes de voix osées (Amour désaffecté), hymne au «futur qui se rétrécit» (Toboggan), Hubert-Félix ajoute quelques pierres au mur de ses textes indispensables. «J’ai trop longtemps cherché mes visions dans les flammes», dit le Thiéfaine version 2014. Pourtant, Dieu sait que le bougre brûle encore! Un millésime réussite.
Hubert-Félix Thiéfaine, Stratégie de l’inespoir, Sony Music

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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