Corinne Vionnet, dialogue en flux interposé

Au Musée suisse de l’appareil photographique, Corinne Vionnet expose un intrigant dialogue entre le Sacré-Cœur et ses visiteurs. Mais surtout un questionnement pertinent sur l’utilisation actuelle des images.

A Vevey, Corinne Vionnet met en résonance le Sacré-Cœur de sa série Photo opportunities et les portraits masqués de ME. Here Now, pris avec son smartphone aux abords de la basilique parisienne. Corinne Vionnet

par Christophe Dutoit

En 2005, Corinne Vionnet se trouve à Pise avec son mari. «Tout le monde s’agglutinait aux deux mêmes endroits pour prendre les mêmes photos de la tour…» Les appareils numériques commençaient à se vulgariser, le flux d’images ne tarderait pas à inonder internet. «Déjà à cette époque, on trouvait des quantités effrayantes de pages avec des images toutes identiques.» La photographe d’origine valaisanne se met alors à collecter/collectionner tous ces clichés qu’elle recueille sur le web, comme une mémoire collective en déshérence. «Je ne suis jamais allée au Taj Mahal, mais il semble que je 
le connais parfaitement. Parce que, sur place, tout le monde reproduit ce qu’il voit, ce que le cinéma ou la publicité montrent tant et plus. Devant la tour Eiffel ou face au Cervin, les touristes prennent des photos pour dire “j’y étais”, sans se rendre compte qu’ils nourrissent le mythe.» Au fait, pour l’anecdote, l’artiste collectionnait les cartes postales quand elle était petite. Ceci explique peut-être cela.

Le Sacré-Cœur de la série Photo Opportunities. Corinne Vionnet

Produit de ses multiples
Avec ces centaines d’images similaires, Corinne Vionnet a l’intuition de les affadir, puis de les superposer, dans une sorte de transparence infinie, pour aboutir à une image idéalisée, produit de ses différents multiples, forcément floue à cause des minimes différences de points de vue, mais parfaitement reconnaissable, tant elle ne retient que le plus petit dénominateur commun, la quintessence de l’objet photographié. En quelques années, sa série Photo opportunities est exposée dans le monde entier, de Dubai à Arles, des Etats-Unis au Musée de l’Elysée.

Au Musée suisse de l’appareil photographique, à Vevey, Corinne Vionnet pousse le bouchon encore plus loin. En dialogue avec sa projection du Sacré-Cœur, à Paris, elle installe une série de portraits en grand format dans cet espace volontairement oppressant: des touristes en train de photographier la célèbre basilique de Montmartre, à Paris, masqués par leur smartphone. «Ce geste est devenu automatique. 
Les gens n’ont plus d’interaction avec la réalité: ils se réfèrent à une image connue, ils la répètent et confient cette mémoire à un cloud.»

De loin, elle photographie ces photographes avec son smartphone, à la sauvette et à leur insu. «De toute manière, leur téléphone fait écran à la réalité et masque leur identité.» De retour à son atelier, elle recadre fortement ses images, les rephotographie et les agrandit si violemment que les points de l’écran forment une trame visible. Tirées sur 4 m2 à Vevey, ces images floues et évanescentes de la série ME. Here Now mettent en scène des personnages qui semblent implorer des puissances supérieures ou lever une sorte de calice au ciel, dans un geste proche de celui de l’eucharistie. «J’aime bien les flous, les choses qui se défont», analyse encore la photographe autodidacte, qui se consacre désormais entièrement à son art.

L’image des parcs américains
«La notoriété peut être un problème, quand on vous cantonne toujours à la même chose, avoue la plasticienne installée à Vevey depuis vingt ans. Mon travail a posé des questions au bon moment. Depuis dix ans, ce flot d’images a tellement augmenté. J’ai remué tout ça, mais il y aura encore tellement de pistes à suivre. Et pas seulement pour les artistes, mais aussi d’un point de vue psychologique ou sociologique.»

Après la sortie du livre Photo opportunities, en 2011, Corinne Vionnet a mis sa série en veilleuse. «Je l’ai reprise récemment, avoue-t-elle. Les parcs nationaux américains ont engagé des photographes pour travailler sur leur image.» Elle explore ainsi la Toile à la recherche de photos du Yosemite, par exemple. «Sur Instagram, ça marche bien. Je n’utilise pas beaucoup Google, car ses algorithmes donnent des images trop similaires, elles manquent de vie.» ■

Vevey, Musée suisse de l’appareil photographique, jusqu’au 26 août, www.cameramuseum.ch, 
www.corinnevionnet.com

Corinne Vionnet

Posté le par admin dans Photographie Déposer votre commentaire

Ajouter un commentaire