Fondation de l’Hermitage: l’art dans sa version prestige

A Lausanne, la Fondation de l’Hermitage expose jusqu’à la fin octobre des Chefs-d’œuvre de la collection Bührle. Le controversé marchand d’armes, disparu en 1956, y révèle un goût classique très sûr, centré sur la France et les impressionnistes.

Par Eric Bulliard

La simple liste des artistes présents donne le vertige: il y a là Monet, Van Gogh, Renoir, Manet, Cézanne, Delacroix, Courbet, Gauguin, Toulouse-Lautrec, Degas, Picasso, Modigliani, Kokoschka… Aucun doute: l’exposition que la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, présente jusqu’en octobre mérite largement son titre, Chefs-d’œuvre de la collection Bührle.

Chefs-d’œuvre, oui, parce que ces vedettes de la peinture ne sont pas ici représentées par des toiles mineures. De Van Gogh, par exemple, l’industriel zurichois avait acquis un prodigieux Semeur, soleil couchant, «emblématique d’une orientation symboliste de son art», écrit Isabelle Cahn (conservatrice en chef du patrimoine, Musée d’Orsay) dans le catalogue.

De Monet, on retient notamment un exquis Champ  de coquelicots près de Vétheuil et Waterloo Bridge, effet de soleil, où se fait sentir la découverte de Turner, à Londres. Les impressionnistes figurent d’ailleurs au cœur des intérêts d’Emil Georg Bührle, avec encore la célèbre sculpture Petite danseuse de quatorze ans, de Degas. Et des Renoir, dont le non moins célèbre Portrait d’Irène Cahen d’Anvers. Un tableau aussi connu des amateurs de peinture que des cinéphiles, puisque c’est lui que l’on voit en poster dans la chambre de Jean Seberg, dans A bout de souffle

Parmi les incontournables de cette collection, une des plus prestigieuses au monde, figurent aussi L’offrande, de Gauguin et Le garçon au gilet rouge, de Cézanne, avec ce visage mélancolique et ce bras disproportionné qui a tant intrigué. Sans oublier Le suicidé, saisissant portrait de cadavre, vu de face, signé Manet. Ou ce Nu couché, une des figures les plus caractéristiques de Modigliani.

Sur les 200 œuvres de la Fondation Bührle (qui représentent un tiers de la collection totale réunie par l’industriel) l’exposition lausannoise présente 55 œuvres. Ce choix, particulièrement centré sur la France, permet de donner une cohérence à un ensemble de bon goût classique.

Les précurseurs
Emil Georg Bührle ne s’intéresse pas à l’abstraction, par exemple. Son audace s’arrête à Picasso qu’il soit de période bleue (Barcelone la nuit) ou cubiste (L’Italienne). Et son intérêt pour les contemporains se retrouve surtout dans le magnifique Portrait d’Emil Bührle réalisé en 1952 par Oskar Kokoschka.

La cohérence, c’est aussi cette présentation chronologique, qui permet de remettre l’impressionnisme dans son contexte. L’exposition remonte même jusqu’au siècle d’or hollandais, grâce à un portrait de Frans Hals. Sont ensuite représentés les précurseurs de l’impressionnisme, les Delacroix, Corot, Courbet, Manet…

Au côté des œuvres phares de Monet, les Pissarro et Sisley exposés à L’Hermitage permettent aussi de se souvenir des différentes caractéristiques du plus célèbre mouvement de la peinture moderne: la touche, bien sûr, la recherche des effets de lumière, mais aussi les sujets tirés de la vie quotidienne, le plein air, l’art du cadrage…

Nabis, fauves, Soutine…
Le parcours se prolonge par l’après-impressionnisme, avec Cézanne et Gauguin, les nabis Pierre Bonnard et Edouard Vuillard (dont est notamment exposée La visiteuse, poignante de mélancolie), les fauves Derain et de Vlaminck.

A relever encore la présence de Chaïm Soutine dont le Portrait d’une jeune femme (1928) se révèle particulièrement touchant. Dans le catalogue, Marie-Paule Vial (conservatrice en chef honoraire du patrimoine), écrit que «la richesse et le jeu de la matière, la palette rutilante et la simplicité de la composition triangulaire font de ce portrait une synthèse de l’art de Soutine dans ce domaine». Emil Georg Bührle avait, là encore, fait le choix du chef-d’œuvre.

Lausanne, 
Fondation de l’Hermitage, 
jusqu’au 29 octobre. 
Du mardi au dimanche 
(et lundi de Pentecôte), 
10 h-18 h, jeudi, 10 h-21 h. www.fondation-hermitage.ch

 

Les ombres d’une collection
L’exceptionnelle collection présentée à la Fondation de l’Hermitage garde 
une part d’ombre. La Fondation Bührle, propriétaire des œuvres, ne le nie 
pas et consacre le troisième étage à éclairer le contexte historique de certaines acquisitions. Né en Allemagne en 1890, Emil Georg Bührle s’installe à Zurich en 1924, où il travaille pour la fabrique de machines-outils d’Oerlikon. Transformée en usine d’armement, elle fera sa fortune par la vente d’armes, aussi bien aux alliés qu’aux Allemands. Il devient citoyen suisse en 1937.

En 1939, Bührle fait partie des acheteurs, à Lucerne, d’une vente aux enchères d’œuvres d’«art dégénéré», saisies par le régime nazi auprès de musées allemands. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est condamné à restituer certaines œuvres spoliées et propose à leurs propriétaires 
de les racheter: sur les treize tableaux concernés, neuf reviennent légalement en sa possession et quatre sont restitués. En 1951, le Tribunal fédéral estimera qu’Emil Georg Bührle ignorait leur origine.

L’essentiel de sa collection se constitue entre 1951 et 1956: il achète jusqu’à 100 œuvres par an. A sa disparition, en 1956, l’industriel n’a laissé aucune disposition particulière. Une fondation voit le jour en 1960: 167 tableaux et pastels ainsi que 31 sculptures (un tiers du total) sont exposés dans une villa voisine de celle de Bührle, transformée en musée et fermée en 2015. C’est de cet ensemble, qui va rejoindre une nouvelle extension du Kunstmuseum de Zurich en 2020, que sont tirées les 55 pièces présentées à l’Hermitage.

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Exposition Déposer votre commentaire

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