August Strindberg en peintre libre et sauvage

Ecrivain et dramaturge, August Strindberg a aussi mené une activité de peintre et de photographe. Le Musée cantonal des beaux-arts, à Lausanne, organise la première rétrospective de ses œuvres en Suisse.

Nuit de la jalousie, 1893

Par Eric Bulliard

Dans Mademoiselle Julie, son chef-d’œuvre et la plus célèbre de ses pièces de théâtre, August Strindberg (1849-1912) se montre intense jusqu’à la violence. Cette même puissance, cette envie de bousculer les habitudes se retrouve dans sa peinture. A Lausanne (où il a vécu un temps, en 1884), cette facette méconnue de l’écrivain suédois fait l’objet d’une première rétrospective en Suisse: quatorze ans après un accrochage au Musée d’Orsay, le Musée cantonal des beaux-arts a réuni une septantaine d’œuvres.

August Strindberg a pratiqué peinture et photographie en autodidacte et par intermittence: intitulée De la mer au cosmos, l’exposition s’articule autour de trois périodes d’activité picturale, 1872-1874, 1892-1894 et après 1900. Qu’il travaille à Stockholm ou au fil de ses pérégrinations à travers l’Europe, Strindberg se montre rétif à toute influence, étranger à toutes les écoles. Tout au plus cherche-t-il parfois à coller au goût supposé du public, notamment parisien.

Le tumulte des ciels
Comme dans son écriture, le peintre Strindberg se révèle sauvage et libre, en quête d’expérimentations qui l’amènent, bien avant l’heure, aux frontières de l’abstraction et de l’expressionnisme. Voire du surréalisme, qu’il annonce à travers Du hasard dans la production artistique, publié en 1894, trente ans avant le Manifeste du surréalisme de Breton.

La ville, 1903

Malgré les charmantes esquisses exposées à Lausanne, Strindberg est peu dessinateur, mais vrai peintre. Son art passe par la matière, souvent épaisse et travaillée au couteau ou au doigt. Des couches qui donnent de l’ampleur à son sujet de prédilection, la mer, de préférence tourmentée, et les ciels tumultueux.

Tempête de neige en mer (1894), Glace sur le rivage (1892), Brume et neige (1892), Marine avec récif (1894), la série de Vague (vers 1901) ou encore La ville (1903): ses tableaux les plus marquants partagent cette puissance orageuse, impressionnante malgré le format modeste. La touche, spontanée, semble presque rageuse.

Inondation du Danube, 1894

Rien à personne
Parfois, la peinture s’apaise et la palette s’éclaircit. De la lumineuse Inondation du Danube (1894) surgit un étrange bosquet, éthéré à la Turner. Au cœur de Pays des merveilles (1894) brille une lumière qui semble aspirer le spectateur, dans un élan quasi mystique. Ce tableau illustre sa volonté de laisser le hasard construire l’œuvre: les taches de couleur, étalées sur le carton sans préparation, finissent par donner l’illusion d’un paysage forestier. La création devient intuitive, comme celle de la nature. «La formule de l’art à venir, c’est d’imiter la nature à peu près, et surtout d’imiter la manière dont crée la nature», écrit Strindberg.

Image double, 1892

Les deux versants, lumineux et sombres, se retrouvent en recto-verso de Glace sur le rivage et dans la très curieuse Image double (1892), où ils coexistent, comme enchâssés. Ce genre d’audace le confirme: August Strindberg ne doit rien à personne, même s’il a côtoyé nombre d’artistes (dont Gauguin et Munch), même s’il a étudié attentivement les maîtres anciens et ses contemporains.

Il ne peint que des paysages, mais reste éloigné des paysagistes de la fin du XIXe comme du réalisme de Courbet. A l’instar des impressionnistes (qu’il découvre à Paris dès 1876), il travaille par touches et utilise des couleurs non mélangées. Mais il ne recherche pas les effets d’atmosphères et ne représente guère les signes de modernité.

Matière et recherches
Comme l’écrit, dans le catalogue, Camille Lévêque-Claudet, commissaire de l’exposition, l’intérêt de la peinture de Strindberg repose sur un «travail de la matière et de la couleur. […] A partir d’un geste spontané, avec un outil fruste appliquant une matière épaisse sur un support grossier, il avait renouvelé le tableau, était parvenu à (re)concevoir la peinture d’une manière que l’on est en droit de qualifier de moderne, car sans équivalent à l’époque.»

Ses expérimentations, Strindberg les mène aussi sur le plan technique. «Tout comme il ne masque pas la violence des sentiments et la cruauté des mots dans ses pièces de théâtre, poursuit Camille Lévêque-Claudet, il ne cherche pas à embellir le support: au contraire, il tire parti de ses défauts, de l’irrégularité de sa découpe et de sa planéité aléatoire pour rendre l’image plus brutale, saisissante.» Et il essaie de mélanger du plâtre à l’huile, de brûler les surfaces pour créer de nouveaux effets.

Attiré par l’occultisme, Strindberg voit dans la photographie la technique idéale pour s’approcher du mystère.

Dans ses recherches, l’écrivain et peintre devient aussi chimiste, voire alchimiste, au point d’écrire un traité scientifique, Antibarbarus (1894). Et photographe: l’exposition lausannoise présente une série d’autoportraits et de portraits de ses proches, ainsi que quelques expérimentations.

Des étoiles sur la plaque
Attiré par l’occultisme, Strindberg voit dans la photographie la technique idéale pour s’approcher du mystère. En 1894, il se lance par exemple dans des «célestographies»: il expose, la nuit, des plaques photosensibles (sans appareil) à la lumière des étoiles. «D’un format plus intime que celui de ses peintures et d’un caractère plus méditatif, les célestographies semblent être des rêveries aux consonances alchimiques», écrit Douglas Feuk dans le catalogue.strindberg_celestographie

Au-delà de l’originalité des œuvres présentées, De la mer au cosmos offre surtout un nouvel éclairage sur August Strindberg. Il apparaît en effervescence perpétuelle, loin de tout carcan. Dans son écriture comme dans son travail pictural, il demeure profondément artiste, c’est-à-dire chercheur inassouvi.

Lausanne, Musée cantonal des beaux-arts, jusqu’au 22 janvier. www.mcba.ch. August Strindberg, De la mer au cosmos. Peintures et photographies, sous la direction de Camille Lévêque-Claudet, MCBA – Les Editions Noir sur Blanc, 226 pages

Autoportrait, 1893-1894

 

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Exposition, Photographie Déposer votre commentaire

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