Edgar Martins: «J’aime quand la fiction aide à expliquer la réalité»

Pour la première fois, le festival Alt.+1000 de Rossinière monte une exposition hors les murs. Dès vendredi, le château de Gruyères accueille ainsi les travaux du photographe portugais Edgar Martins, qui questionne la notion de documentaire et de l’illusion de l’objectivité en photographie.

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par Christophe Dutoit

En 2008, quelques semaines après la crise des subprimes, le New York Time Magazine confie à Edgar Martins un reportage sur les maisons laissées à l’abandon par des propriétaires incapables de payer parfois «les cinq derniers pour cent de leur construction». Durant plusieurs semaines, le Portugais établi à Londres sillonne les Etats-Unis avec sa chambre grand format, ses films négatifs et son regard virulent, mais poétique, sur ce déclin programmé de la civilisation américaine.

Le photographe s’arrête notamment dans la banlieue d’Atlanta, en Géorgie. Il y trouve des habitations ouvertes aux quatre vents, pillées et vandalisées par des Robin des Bois de passage, des jachères contemporaines déjà en ruine avant même d’avoir été achevées. Quelques mois plus tard, ce travail aboutit à la série This is not a house (Ceci n’est pas une maison) présentée dès ce week-end au château de Gruyères, dans le cadre de la première exposition hors les murs du festival Alt.+1000.

«Au départ, j’avais envie de photographier des décors de cinéma. Mais ici, on est encore plus proche de la réalité. Ou du simulacre de la réalité. Car, bien que ces maisons soient parfaitement réelles, elles ont la particularité de n’avoir jamais été habitées.»

Techniquement, Edgar Martins utilise souvent des longs temps de pose – entre dix minutes et une heure – et donne plusieurs centaines de coups de flash pour détacher naturellement les façades des bâtiments sur ses fonds de ciel noir, sans recourir à la retouche informatique. «Je n’ai pas un contrôle total sur ce que je fais, avoue le photographe, présent pour quelques jours au château de Gruyères. Pour cette série, je n’ai découvert mes images qu’à mon retour en Angleterre, après qu’elles eurent été développées par le laboratoire.»

Simulacre de la réalité
A Phoenix (Arizona), il prend la photo d’une rue désertée comme après la ruée vers l’or dans l’Ouest américain, un siècle et demi plus tôt. «Au départ, j’avais envie de photographier des décors de cinéma. Mais ici, on est encore plus proche de la réalité. Ou du simulacre de la réalité. Car, bien que ces maisons soient parfaitement réelles, elles ont la particularité de n’avoir jamais été habitées.» Parfois, le photographe aujourd’hui âgé de 38 ans prend le temps de construire un cairn avec quelques débris, une sculpture éphémère qui s’effondrera juste après la prise de vue, comme pour dire la précarité de la situation.

Tirées en grand sur les murs du château, ses images évoquent «une critique de l’excès de l’opulence de l’Amérique». Ces maisons de prestige, où il a retrouvé des coupes de champagne en cristal, des chaînes stéréo dernier cri ou du mobilier de grand luxe, étaient avant tout des objets de spéculation. Avant que la crise mondiale ne les réduise à l’état de vestiges. Dans ses images, l’humour et l’ironie ne sont jamais très loin. Comme dans ce quartier d’Atlanta nommé Wisteria Way, qui évoque la rue fictive dans laquelle se déroulent les aventures des célèbres Desperate housewives. Tout un symbole.martinsa

Au fil de ses prises de vue, Edgar Martins n’a pas rencontré un seul propriétaire, un traître banquier ni un pauvre squatter. «En fait, j’ai quand même croisé quelqu’un à Bakersfield, en Californie, se souvient-il. Un ouvrier mexicain affairé à peindre une maison abandonnée. Face à ma surprise de le voir accomplir ce travail, il m’a répondu: “Ecoute, j’ai reçu une somme d’argent pour peindre l’intérieur de cette maison, il n’y a pas de raison que je ne le fasse pas…” Dans ce contexte, c’était très étrange de rencontrer quelqu’un qui avait encore des principes…»

«J’aime cette ambiguïté»
Assez intelligemment, Filipe Dos Santos et Béatrice Andrieux, conservateur du château et directrice artistique du festival, ont choisi de disposer plusieurs tirages dans l’exposition permanente, pour confronter ces images contemporaines aux tableaux peints aux XIXe siècle dans ce lieu alors dédié à la création. A l’image de ce paysage qui pourrait ressembler au romantisme de Turner ou de Constable pour ses lumières, mais qui montre une villa à l’abandon sur une colline où l’herbe a définitivement jauni. «J’aime cette ambiguïté. J’aime que le spectateur vive une expérience intime et qu’il soit amené à s’approcher de l’image pour comprendre sa complexité.»martinsd

Surtout, Edgar Martins aime «l’idée que la fiction puisse aider à expliquer la réalité. La fiction me permet de me décharger du poids du documentaire. De toute manière, même la photographie documentaire n’est pas absolument neutre. Elle est toujours le fruit d’un point de vue.» Dans la salle de l’arsenal, le photographe expose plusieurs grands formats de la série A metaphysical survey of british dwellings (Une enquête métaphysique sur les bâtiments britanniques). Des images prises dans un village fictif qui sert de terrain d’entraînement à la police anglaise, un quartier très réaliste, avec ses pubs, ses banques, ses restaurants italiens. A la nuit tombante, à l’aide d’énormes projecteurs de cinéma, il éclaire ces décors avec le maximum de réalisme, tout en y générant cette inquiétante étrangeté si chère à Sigmund Freud et à David Lynch.

Enfin, il montre encore deux épreuves de la série Reluctants monoliths (Monolithes réticents), parfait contrepoint aux images de Bernd et Hilla Becher dans les années 1970. Avec toujours cette envie d’interroger l’illusion de l’objectivité en photographie, cette éternelle question qui trompe sans cesse le spectateur qui croit encore y voir la «vraie» réalité.

Gruyères, château, jusqu’au 1er novembre, lu-di 9 h-18 h

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