Pour raconter ces migrations qui manquent d’images

Pour sa dixième édition, l’Enquête photographique fribourgeoise traverse l’océan et retrace la migration vers Nova Friburgo, il y a tout juste deux siècles. Au Musée gruérien, les images de Thomas Brasey dialoguent avec celles de l’implantation portugaise à Bulle.

par Christophe Dutoit

photographie. Du périple des 2000 Suisses qui ont émigré vers Nova Friburgo en 1819, il reste de nombreux témoignages écrits, des récits de voyage, des lettres précieuses pour raconter cette histoire. En revanche, très peu d’images témoignent de cet exode brésilien, dont on fêtera le bicentenaire l’année prochaine. En effet, la photographie ne naîtra que trente ans plus tard et seule une poignée de dessins et de gravures a traversé les époques pour relater cet épisode marquant de la migration helvétique.

Lauréat de la dixième Enquête photographique fribourgeoise (lire ci-dessous), Thomas Brasey expose Boaventura jusqu’au  15 avril au Musée gruérien de Bulle. «Mon travail se répartit en trois séries, explique le Lausannois, ancien élève de l’ECAL. D’abord, je suis allé à Nova Friburgo pour voir à quoi ressemble la ville aujourd’hui.» En couleurs, à dominante vert jungle, il montre des paysages de végétation chaotique, des empilements de baraques bigarrées, des vestiges de suissitude (la rue intitulée Estrada do Tingly), des casas à l’allure de chalets alpestres ou ces incongrus panneaux «canton suisse – sans issue» surpris aux carrefours de deux rues pavées.

Descendants de colons
Dans un deuxième temps, Thomas Brasey part à la recherche de descendants de colons, «de ceux qui portent encore des noms suisses, pour renforcer le trait». Face caméra, les yeux dans l’objectif, le visage fermé, car il n’y a pas de place ici pour l’image humoristique, ces Ouverney, Cardinot, Muzy ou Thurler se prêtent au portrait faussement identitaire. Dans l’exposition, ils occupent des cadres disposés sur des «commodes de grands-mères», fichues dans des coins. Seul Alberto Lima Abib Wermelinger Monnerat affiche ses racines rouges à croix blanche sur son T-shirt.

Surtout, la belle originalité de Thomas Brasey réside dans sa troisième série. Des natures mortes en noir et blanc sur fond blanc, réalisées en studio, qui dévoilent un inventaire à la Prévert: un requin, un fer à bricelets, un passeport troué, un nouveau-né ensanglanté nommé Bonaventure, un carton d’oranges et de bananes ou encore 311 bougies qui se consument en faisceau, en mémoire des 311 victimes de la cruelle traversée de l’océan. Sans doute l’image la plus touchante de la série.

Métaphores noir et blanc
Exposés en alternance avec les paysages, ces tirages noir et blanc évoquent des métaphores. «Il s’agit d’un travail subtil, jamais au premier degré», note Christophe Mauron, conservateur du Musée gruérien. La sangsue ou le requin symbolisent les gens qui se sont engraissés sur le dos des migrants, le carton à bananes rappelle l’espoir des colons de faire fortune dans le commerce, ce que certains parviendront tout de même à faire avec le café.

Dans la seconde salle, le Musée gruérien ajoute un volet local à l’Enquête photographique. «Nous voulions mettre en évidence ces flux migratoires, notamment la présence portugaise en Gruyère», souligne Isabelle Raboud, la directrice de l’institution. Après avoir chancelé sur un rafiot de fortune, le visiteur aborde la migration actuelle, entre déchirement avec les origines et intégration dans le pays d’accueil. Sur plusieurs écrans, des Portugais d’ici racontent leur vie gruérienne, leur parcours. Avec ce leitmotiv: «La vie de l’émigration n’est en aucun cas facile…»

Bulle, Musée gruérien, jusqu’au 15 avril, www.musee-gruerien.ch
Thomas Brasey, Boaventura, Kehrer Verlag

Bilan après les dix premières Enquêtes

Lancée en 1996, l’Enquête photographique fribourgeoise en est à sa dixième édition. En attendant la onzième à paraître à l’automne 2018 – réalisée par Virginie Rebetez sur le thème des guérisseurs – tirons le bilan avec Philippe Trinchan, chef du Service de la culture du canton de Fribourg.

Quel regard portez-vous sur ces dix Enquêtes photographiques fribourgeoises?
En vingt ans, nous voyons que l’Enquête a toute sa place, qu’elle est jalousée par d’autres cantons, voire d’autres pays, et qu’elle est portée par plusieurs photographes qui comptent désor-mais au niveau international, comme Matthieu Gafsou ou Anne Golaz. L’Enquête est à la fois un outil de création contemporaine et une manière d’enrichir le patrimoine iconographique sur le canton. Sa singularité réside dans la tension, qui est en fait une richesse, entre le souci documentaire et l’approche artistique.

En vingt ans, la photographie a énormément changé. Comment l’Enquête a-t-elle suivi ce mouvement?
J’ai l’impression que les interrogations ont évolué. Au début, certains thèmes semblaient obligatoires: l’urbanisation, le sacré. Aujourd’hui, on est passés à un monde d’images. Du coup, les thématiques de l’Enquête sont plus pointues, la flèche pénètre plus profondément dans le corps. Les dernières Enquêtes reflètent davantage la position des photographes. Lorsqu’on choisit le lauréat, on attend que son projet puisse s’inscrire dans sa propre démarche artistique, tout en s’appliquant au canton. Cela dit, on peut reconnaître des constantes, comme un style que certains décrivent comme plus ou moins esthétisant. En ce sens, nous sommes redevables aux fondateurs, car ils ont vu juste dans leur approche: mettre en valeur un regard subjectif, sans perdre de vue l’aspect documentaire.

Comment voyez-vous l’avenir de l’Enquête?
Cette année est charnière, car nous mettons un effort particulier sur la médiation culturelle. Aujourd’hui, avec la place que prennent l’art contemporain et la photographie, on ne peut plus se contenter d’une exposition et d’une publication: nous devons amener le public à s’interroger, nous devons davantage l’accompagner dans sa découverte du résultat de l’enquête. En outre, nous allons continuer à faire rayonner les travaux, en Suisse alémanique et à l’étranger. Après dix éditions, on peut également commencer à prendre du recul. Il est temps maintenant de porter un nouveau regard sur l’intégralité des enquêtes.

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