«Nous étions magnifiques, nous savions nous rebeller»

Il y a cinquante ans, le 21 octobre 1967, Marc Riboud prenait l’une des photos les plus célèbres du XXe siècle. Philippe Séclier raconte l’histoire singulière de La jeune fille à la fleur dans un charmant petit ouvrage.

par Christophe Dutoit

Elle s’appelle Jan Rose Kasmir et elle a l’insouciance de ses 17 ans en cette fin d’après-midi d’octobre 1967. «J’avais mis ma robe rose, celle qui cachait mes formes. En m’habillant pour une manif, j’avais toujours en tête que j’y ferais peut-être une rencontre.» Bien plus qu’un beau jeune homme, la demoiselle rencontre le photographe Marc Riboud, qui fait d’elle l’un des symboles les plus forts de la lutte pour la paix.

Mais revenons à Washington, il y a tout juste cinquante ans. Les Etats-Unis sont enlisés depuis trop longtemps dans la guerre du Vietnam et une énième manifestation s’organise dans la capitale fédérale, comme le raconte le romancier Norman Mailer dans Les armées de la nuit.

Reporter pour l’agence Magnum, Marc Riboud (1923-2016) entend parler de ce rassemblement à Berlin (!) et traverse l’océan pour le couvrir. «Il arrive tôt le matin autour du Lincoln Memorial, où les manifestants commencent peu à peu à se rassembler», détaille Philippe Séclier dans La jeune fille à la fleur – Histoire d’une photographie.

Tandis que la foule scande «Guevara, Guevara», en l’honneur du Che assassiné quelques jours plus tôt, cent mille pacifistes errent entre la Maison-Blanche, le cimetière d’Arlington et le Pentagone. «Des grappes de hippies se mélangeaient à des avocats, de vrais hindous à de faux Peaux-Rouges.»

«Le devoir de manifester»
Marc Riboud se souvient: «Ce qui m’a le plus frappé ce jour-là, c’est le devoir impérieux de militer. Tous ces jeunes, tous ces manifestants prenaient cette action très au sérieux.» Malgré le calme apparent, des coups pleuvent. Plusieurs personnes sont blessées. Lorsque la nuit tombe, il ne reste à Marc Riboud que deux pellicules.

Soudain une manifestante s’avance, seule. Elle est habillée d’une robe à fleurs. Elle porte des bottes à mi-mollet et des cheveux courts. Dans sa main, un chrysanthème. «Les circonstances ont fait que j’étais là au bon moment. Je n’ai rien calculé. A un moment, elle est apparue dans mon viseur. J’étais bien placé, proche des gens. La lumière était de plus en plus faible, j’ai dû travailler à pleine ouverture.» Au soir de sa vie, le vieil homme s’excusait presque d’entrer dans l’histoire avec une image si techniquement imparfaite, avec ce manque de profondeur de champ, cet arrière-plan qui part rapidement au flou, ce grain exacerbé.

«Des baïonnettes! Je n’avais jamais vu de baïonnettes! dira Jan Rose. En fait, je n’avais jamais vu d’armes ni même de soldats! La machine de guerre était pour moi une sorte de concept, une abstraction, quelque chose de nuisible et d’inhumain. Et voilà que, en face de moi, des garçons à peine plus âgés. Plus je distingue leur visage, plus je suis fascinée. Ils ont presque l’air effrayés. Je bouge devant eux, je sais que je ne crains rien, je fais des gestes, je deviens théâtrale, c’est mon tempérament.»

La scène miraculeuse et impromptue dure quelques secondes. Le photographe français a le temps de prendre une dizaine de clichés. «J’étais le seul photographe encore sur le pont. Je n’ai pas le souvenir d’avoir échangé un seul mot avec elle.» Puis, la manifestation terminée, il traverse un quartier mal famé, prend l’avion pour New York, y dépose ses onze bobines au bureau de Magnum et s’envole pour Moscou après une rapide escale à Paris.

Deux jours plus tard, ses photos sont distribuées sous le titre Peacenicks versus the Pentagon (Pacifiques contre le Pentagone). Le 4 novembre, soit quatorze jours après la manifestation, Paris Match publie l’image numéro 34 en double page, avec cette légende: «Vive l’amour! A bas la guerre!» La légende – entendez le mythe – est en marche.

Puissance phallique
En Italie, L’Espresso fait de même quelques semaines plus tard, en couleurs et avec un cadrage un peu différent. «J’ai longtemps oublié que j’avais fait un film en Ektachrome, avoue Marc Riboud. Je ne l’ai retrouvé qu’au milieu des années 2000. Ce qui m’a frappé alors, c’est de voir, contrairement aux films en noir et blanc, qu’elle caressait quasiment la baïonnette d’un soldat.» La puissance phallique de l’arme dans son fourreau contre la virginité de la fleur rosâtre. Le symbole est universel.

Pour Marc Riboud, Paris Match n’a pas choisi la «bonne» image. En effet, la plus diffusée sera la N° 36, soit deux images plus tard sur la pellicule. «Elle est plus émouvante, parce que Jan Rose implore la paix davantage que sur la N° 34, où elle est dans un mouvement de résistance.» Qu’importe la version, La jeune fille à la fleur devient un symbole qui dépasse ses protagonistes. «Ce jour-là, la jeunesse a donné à l’Amérique un beau visage.»

Il faut attendre les années 1980 pour que Jan Rose découvre cette photo, par hasard, par l’entremise de son père. Et encore quelques années pour qu’elle écrive à Marc Riboud, en février 1992. Pour lui demander, humblement, un tirage de la fameuse icône, dont elle ne possède que la copie déchirée dans un magazine. Les deux se rencontrent finalement en 1998, en Belgique, dans le cadre d’une exposition de Magnum.

«On était magnifiques, on savait se rebeller, on se sentait des héros, affirme-t-elle plus tard. Qu’importe si on choquait l’opinion. Nous allions changer l’ordre des choses.»

Philippe Séclier, Marc Riboud, La jeune fille à la fleur – Histoire d’une photographie, Seuil, 96 p.

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