Le Chelsea Hotel, cœur du New York artistique

En mars 1965, Yves Debraine photographie Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle en plein travail dans le fameux Chelsea Hotel, au cœur de Manhattan. Entre précieux documents historiques et expérimentations, une exposition à découvrir à Fribourg.

par Christophe Dutoit

Tout s’est passé très vite. En un après-midi, peut-être deux. Durant le mois de mars 1965, Yves Debraine (1925-2011) photographie Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle dans le fameux Chelsea Hotel à Manhattan. Depuis son exposition au MoMA cinq ans plus tôt, l’artiste fribourgeois conquiert petit à petit l’Amérique et prépare une exposition personnelle à la galerie Iolas. De son côté, sa compagne donne forme(s) à ses toutes premières Nanas, elle qui a déjà vécu dans la Grande Pomme entre 1937 et 1949. Ce qui facilite l’intégration des amants dans les cercles artistiques new-yorkais. Un demi-siècle plus tard, une quarantaine de photographies noir et blanc témoignent de cette rencontre furtive et intense, à découvrir jusqu’en septembre à l’Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle, à Fribourg.

Retour sur cette belle et étrange histoire. En 2010, le journaliste Luc Debraine demande à son père Yves une image de Niki de Saint Phalle pour un article qu’il lui consacre dans L’Hebdo. «Après la mort de mon père l’année suivante, je me suis replongé dans ses archives. J’ai trouvé une enveloppe avec des tirages, des planches contacts, des notes et une douzaine de films noir et blanc pris au Chelsea Hotel. L’immense majorité de ces images sont inédites.»

Christo, Spoerri et les autres
Commence alors une véritable enquête policière pour identifier tous les fantômes qui hantent ces vues: on y reconnaît évidemment Jean Tinguely, la quarantaine flamboyante, qui fait le pitre dans le lobby de l’hôtel; dans leur chambre, Niki de Saint Phalle habille une de ses sculptures sous le regard de Leto ou La Crucifixion; sur un pas-de-porte, Christo et Jeanne-Claude, sapés comme des princes, attendent on ne sait qui avec deux paquets emballés dans les mains; dans sa chambre N° 631, Daniel Spoerri expose, tous les après-midi, ses fameux tableaux pièges pour un public averti; dans une chambre attenante, Claes Oldenburg fume son cigare sur un de ses Floor burgers, un sofa en forme de hamburger inspiré par sa femme; plus loin encore, Clarice Rivers pose en famille, elle qui, enceinte, fut la muse de Niki pour sa première Nana.

Cour des miracles
En quelque 400 clichés au total, Yves Debraine livre un état des lieux éphémère de l’effervescence artistique qui règne alors à New York. Les courants s’entrechoquent, le pop art, les nouveaux réalistes, les conceptuels… Tout ce microcosme s’échoue dans cette cour des miracles, où on loue une chambre pour 8 $ la nuit. Une adresse jadis fréquentée par Jack Kerouac, Bob Dylan, Arthur C. Clarke (auteur de 2001, l’odyssée de l’espace), bientôt par Janis Joplin, Leonard Cohen, Patti Smith, Robert Mapplethorpe, et rendue mythique par Sid Vicious, soupçonné du meurtre, en 1978, de sa petite amie Nancy Spungen dans la chambre N°100.

Photoreporter pour L’Illustré ou Paris-Match, Yves Debraine se retrouve à Manhattan pour causer avec ses collègues de Time-Life. Comment le Parisien installé en terres vaudoises entre-t-il en contact avec l’artiste fribourgeois? «Mon père avait déjà photographié Jean Tinguely l’année précédente lors de l’exposition nationale à Lausanne, éclaire Luc Debraine. Leur amitié durera jusqu’à la mort du sculpteur en 1991. Mais chacun restera dans son registre. Je vois leur relation comme un dialogue.» Car Yves Debraine est avant tout un photographe de terrain, qui ne pense qu’à sa prochaine image. «Il a toujours refusé les expositions rétrospectives, à l’unique exception de celle de Gianadda dans les années 1990, car il avait pris Léonard sous son aile lors de ses jeunes années de photographe et il s’était laissé convaincre.»

Expérimentations
En mars 1965, Yves Debraine ne répond pas à une commande, puisque ses images ne seront guère exploitées par la suite. Il semble davantage photographier pour son propre plaisir. A l’époque, il vient en effet d’acquérir un objectif fish-eye, qui donne des images sphériques à 180 degrés. «Dans les chambres exiguës du Chelsea Hotel, il l’utilise pour élargir ses possibilités visuelles», note Luc Debraine. Il consacre par exemple deux films à l’artiste Arman, qui se met en scène et joue avec les déformations de la lentille. «Yves Debraine ne se prenait pas pour un artiste.» Aujourd’hui, ses images ont autant une valeur de documents historiques, qu’elles sont le reflet d’une époque d’expérimentations effrénées.

Avec Jo Siffert
A Fribourg, le volet Chelsea Hotel est agrémenté d’une série de photographies prises au MoMA lors de l’exposition The responsive eye et de quelques images de rue, qui prou-vent que le photographe personnel de Charlie Chaplin durant ses années suisses disposait d’un sacré œil. «J’ai retrouvé également plusieurs photos de Jean Tinguely, explique Luc Debraine. Notamment des images des mains de l’artiste et deux portraits avec Jo Siffert, assis au volant d’une vieille De Dion-Bouton.» Ou encore un sublime gros plan d’un Tinguely au regard incisif, renforcé par la beauté du grain si particulier du film Tri-X, qui donne une rondeur et une trame hors du temps à cette image.

Vice-directrice du Musée d’art et d’histoire et de l’Espace Tinguely, Caroline Schuster Cordone accueille ces photographies inédites avec un enthousiasme immodéré. «Elles nous permettent de mieux connaître les épisodes américains de la carrière de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle.»

Fribourg, Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle, exposition Chelsea Hotel New York 1965, jusqu’au 2 septembre.

 

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