Arthur H: l’invitation à deux voyages

Arthur H était récemment à Genève, pour parler de son excellent nouvel album. Deux albums, en réalité, puisque Amour Chien fou explore en deux volets les facettes mélancoliques et dansantes de ce chanteur hors normes.

© Yann Orhan

Par Eric Bulliard

L’idée de sortir un double album est-elle née en cours de travail ou était-ce une donnée de départ?
C’est un projet de départ, qui vient de mon amoureuse, Léonore Mercier. Elle est artiste conceptuelle, donc elle a beaucoup plus d’idées que moi! Elle m’a dit: «Tu as toutes ces ballades atmosphériques, cosmiques que les gens aiment et, de l’autre côté, des morceaux de pop, disco-punk, funk déjanté, que les gens aiment aussi. Pourquoi est-ce que tu ne sépares pas les deux?»

J’ai aimé cette idée, qui me permettait de proposer deux voyages vraiment différents. Le premier, ouaté, dans un monde émotionnel, sonore, où on peut se perdre un peu. Et le second plus enjoué, plus énergique, qui permet de danser avec ses enfants, avec son chien, avec ses parents, avec son amoureux ou son amoureuse…

Les deux univers ne sont pas totalement séparés, il y a des échos entre eux…
J’ai composé les chansons en même temps, donc c’est sûr qu’il y a une cohérence. Pour moi, un disque doit être agréable. Je n’aime pas trop ceux qui sont agressifs, durs à écouter. Je peux aimer ça sur scène, mais j’aime bien qu’un disque fabrique une atmosphère agréable dans ma maison. Je garde aussi la volonté de raconter une histoire, que les gens puissent suivre du début à la fin, s’ils en ont envie.

Considérer le disque comme une histoire complète, n’est-ce pas faire une grande confiance aux auditeurs, à notre époque de streaming et de playlists?
C’est un pari, une utopie, mais je pense qu’il y a encore des gens capables d’écouter un disque en entier. Je suis effectivement un peu nostalgique du moment où l’on écoutait vraiment les disques du début à la fin. Parce que les disques étaient de qualité, aussi. Je suis attaché à cette idée-là, à l’idée qu’un disque ce n’est pas seulement une ou deux chansons fortes et d’autres que l’on met pour meubler, mais plutôt qu’on peut l’écouter du début à la fin et éventuellement aller de surprise en surprise. Je pense que je vais rester à cette idée toute ma vie: un disque n’est pas une collection de chansons disparates, mais une aventure sonore.

Chaque titre aussi raconte une histoire, avec un scénario, des personnages… La chanson a-t-elle un lien avec le conte?
Complètement. La chanson et le conte sont liés, depuis la très lointaine époque où l’on chantait les histoires. Tous deux font naître des images, créent des paysages intérieurs dans lesquels on peut se promener, se perdre… Il y a aussi une efficacité de l’histoire: si elle est bonne, une partie de notre esprit est captivée par le désir de savoir ce qui va se passer. Une tension doit se résoudre, arriver quelque part et nous avons besoin de cette énergie-là, qui fait partie de la vie psychique humaine.

Vos histoires sont souvent liées à l’imaginaire, au rêve, pas au concret, au quotidien…
Le concret, on le connaît tous! L’intérêt, que ce soit au petit niveau d’une chanson ou à celui d’un grand film, c’est de condenser cette énergie-là et de se demander comment aller plus près du réel, comment se comprendre, se déchiffrer. C’est là qu’arrivent les symboles et la poésie qui, pour moi, n’est pas du tout déconnectée du réel. Elle est, au contraire, une façon subtile de créer un autre espace-temps pour aller à l’intérieur des choses, exprimer des réalités que l’on ne peut pas exprimer à travers les mots normaux et le concret. La poésie est un outil scientifique très précis pour contourner les choses et aller vers l’intériorité, essayer de savoir qui on est, comment on fonctionne, comment on vibre dans ce qui est caché.

A côté de la chanson, vous avez publié un livre de contes, fait des lectures de poésie, des installations sonores…
J’aimerais bien explorer plus de choses, mais c’est compliqué: les gens sont habitués à vous mettre dans des cases et dès qu’on en sort, on est nulle part. Ce que je trouve très beau dans la chanson, c’est qu’elle est un art populaire, qui peut s’adresser à tout le monde. C’est sa force: la simplicité, l’évidence, le fait qu’elle peut voyager partout, qu’il n’y a pas besoin de décodage… Je fais des chansons un peu hors format, un peu barrées, et, en même temps, simples, accessibles. Je ne pourrais pas toucher un public aussi varié si je ne faisais que des installations sonores ou des recueils de poésie bizarre.

Musicalement, l’album est ouvert à plein de styles, plein de couleurs: est-ce que vous vous fixez des limites, ou est-ce que tout est bon à prendre?
Les limites, c’est ce qu’on aime: du moment qu’on aime quelque chose, il n’y a aucune raison de se limiter. Je ne me donne pas de limites, je fais ce que j’aime, ce que j’ai envie de faire, ce que je sens sur le moment. Si je dois faire une valse et après un électro-disco, je ferai une valse et un électro-disco. Si je dois chanter très grave et après très aigu, je le ferai. On a assez de nos propres limites émotionnelles ou physiques pour ne pas s’en rajouter des inutiles.

D’ailleurs, la voix a beaucoup évolué: au début, vous n’alliez pas dans ces aigus…
Oui, ça fait quelques années que je fais ça, parce que je le faisais naturellement sous ma douche… Et, à un moment, c’est sorti de ma douche, pour se répandre dans le monde! J’ai du plaisir à explorer ma voix et j’ai le désir de la libérer complètement, de la laisser résonner de toutes les façons possibles et imaginables…

Comment se passe la complicité, qui date de vos débuts, avec Nicolas Repac, musicien et coréalisateur de l’album?
Il joue un rôle très important. On se connaît bien, on est un peu frères de cœur et d’âme. Nicolas apporte sa science des samples: il enregistre toutes sortes de sons, de vieux orchestres, et il les malaxe, pour donner une matière sonore très riche, très suggestive. Et c’est un grand guitariste, qui peut jouer de la musique africaine, du jazz, des choses chaotiques ou très mélodiques. Il a aussi développé l’art de la spontanéité: son jeu de guitare a apporté beaucoup de vie à ce disque. C’est très difficile, sur un disque, de conserver la musique vivante, en mouvement, de ne pas l’enfermer dans des boîtes.

Il sera sur scène avec vous?
Oui, nous serons en trio, avec aussi Raphaël Séguinier. On cherche un rapport très fluide, beaucoup d’improvisation, de dynamique, jouer tout doucement, puis très fort, être relié entre nous et reliés au public, dans une espèce de connexion constante, qui fait que tout est vivant, tout est en mouvement tout le temps. Ne pas arriver et faire notre show quoiqu’il arrive, mais que ce soit de l’ordre d’un lien qui est tout le temps en train de se transformer.

L’album évoque le Japon, Montréal, le Mexique: est-il né en voyage?
Pas tout à fait. Le voyage l’a nourri, inspiré. Avec Léonore, nous avons eu l’occasion de faire un tour du monde, en passant par le Mexique le Japon et Bali. Le Mexique correspondait à Chien fou, avec ce côté chaotique, explosif, coloré, qui a donné le morceau Carnaval chaotique avec des samples que Léonore a enregistrés de fanfares mexicaines complètement folles. Pour le disque Amour, elle a enregistré une infinité de gongs à Bali. Nicolas a créé un morceau avec. J’ai écrit des paroles, Léonore a remis des sons de voix et c’est Le passage, qui donne le la du disque calme.

La chanson Lily Dale marque le retour d’un personnage d’une chanson précédente, comme vous l’aviez fait avec Lady of Shanghai
L’idée, c’est: «Pourquoi un personnage serait enfermé dans une chanson et n’aurait pas le droit de continuer sa vie, de vivre d’autres aventures?» France Inter m’avait proposé une carte blanche sur huit émissions et j’avais écrit la suite de Lily Dale, que j’avais dite comme un texte. Je me suis dit que ça ferait une super chanson. Je trouve assez joyeux, pour les gens qui ont aimé la première chanson, de pouvoir se dire «tiens, il y a une suite, ce personnage vit toujours, il existe encore plus…» Là, c’est une jeune femme assez énigmatique, qui pourrait vivre encore d’autres aventures.

Lhasa avait une intégrité naturelle, qui te poussait dans tes propres retranchements. Elle était très inspirante. A chaque fois que la voyais, je repartais plein de dix mille idées et avec un désir de vie renforcé.

Et l’on retrouve une ambiance western, comme dans Chercheur d’or ou Est-ce que tu aimes? Est-ce un univers qui vous fascine spécialement?
Ça fait partie de nos mythes, de notre imaginaire. L’Ouest américain, c’est aussi un imaginaire européen, parce que ce sont des Français, des Allemands, des Suisses, des Polonais qui sont allés là-bas, qui ont construit ce pays et l’ont exploré. Tout d’un coup ils avaient accès à quelque chose de très vaste, une forme d’immensité à la fois extérieure et intérieure. Ça fait partie d’un imaginaire que l’on peut exploiter, tout en ayant conscience qu’il ne faut pas que ça soit le seul: ce serait vraiment dommage que l’imaginaire américain gomme complètement l’imaginaire européen, qui deviendrait relégué dans un coin, en train de rouiller avec les vieux trucs dont on ne se sert plus. Ça serait dramatique pour la diversité. Pour nous, Européens, il est dommageable d’abandonner notre propre mythologie.

Vous rendez un très bel hommage à la chanteuse Lhasa, disparue en 2010: quel rôle a-t-elle joué pour vous?
C’était vraiment ma sœur, la seule artiste avec qui j’ai eu de grandes conversations spirituelles, cosmiques, émotionnelles, sur la vie, sur les chansons… Elle avait une intégrité naturelle, qui te poussait dans tes propres retranchements. Elle était très inspirante. A chaque fois que la voyais, je repartais plein de dix mille idées et avec un désir de vie renforcé. C’était ce genre de personne.

Et il était donc naturel de lui rendre hommage…
Je n’y ai pas réfléchi. Un jour, je me suis mis derrière un piano, j’ai trouvé cette suite d’accords qui m’a fait penser à elle, avec ce côté un peu folk montréalais. Cette chanson m’est arrivée en deux heures. Je l’ai écrite en pleurant les larmes de mon corps. Après, j’étais soulagé, il y avait là une jolie chanson, qui vient je ne sais d’où, qui m’a traversé.

A l’époque d’Adieu tristesse, vous disiez: «J’essaie de faire une musique un peu sophistiqué, un peu audacieuse et en même temps qui puisse être perçue de manière directe par les gens. Je cherche toujours la formule secrète parfaite, je ne l’ai pas encore trouvée, mais je pense que je commence à m’en approcher»…
J’étais bien prétentieux à l’époque!! Ce qui est plaisant, c’est de toujours chercher, de t’approcher d’une idée. Quand tu as trouvé quelque chose, un autre défi apparaît… Il n’y a pas de formule qu’on puisse totalement maîtriser, trouver et ça y est, c’est fini… Malheureusement, ça ne marche pas comme ça la vie! Ça serait bien, parce qu’on pourrait se reposer à un moment donné, ce qui n’est pas le cas: on est toujours en mouvement, jusqu’à la fin… Mais c’est ce mouvement qui est beau!

En tout cas, ça reste ma recherche. Ce n’est pas quelque chose qu’on choisit, c’est quelque chose qu’on est. Je suis comme ça, j’ai envie de faire de la poésie un peu riche, un peu dense, et en même temps, j’ai envie de parler à tout le monde, à travers une musique assez immédiate. C’est ce que je fais sur scène, dans les disques, je n’ai pas lâché ça. Parfois c’est difficile, parce que tu sens que les gens se nourrissent de choses très simples à digérer, très convenues. Je crois qu’il y a aujourd’hui moins de capacité à faire des efforts qu’avant. On vit dans une société plus formatée. Mais tout le monde a faim et soif, tout le monde a envie d’être nourri par des choses surprenantes. A moi d’être capable de partager ce qui me touche, ce qui me fait vibrer.

L’autre jour, Didier Varrod, producteur sur France Inter, vous qualifiait de «chercheur de groove»: une définition qui vous convient?
Oui, parce que, en tant que musicien, le rythme est essentiel, y compris le rythme des mots. Et on ne peut pas faire l’impasse sur toute la révolution de la musique noire, qui nous a transformés et qui a transformé la planète entière y compris le monde francophone. Je ne peux pas, après cette révolution, faire de la chanson française à l’ancienne. Il faut qu’elle est cette pulsation-là, ce côté hypnotique, parce que ça fait du bien et que c’est ce que les gens aiment. Le hip-hop ou l’electro, ces musiques d’aujourd’hui, viennent directement de la musique noire et ont un rapport plus concret, plus direct avec le corps, avec le rythme du corps. Tout ça doit infuser et transformer la chanson française.

Arthur H, Amour Chien fou, Believe Music / Musikvertrieb (sortie le 26 janvier). En concert à Lausanne, Les Docks, samedi 3 mars. www.docks.ch

 

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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