Julien Clerc: rien que pour la musique

Un 24e album, une tournée pour ses cinquante ans de carrière: Julien Clerc demeure un artiste créatif et indémodable. Rencontre à Genève, où il est venu parler d’A nos amours, treize chansons entre ballades mélancoliques et refrains accrocheurs. Du pur Julien Clerc.

©Boby

L’album A nos amours sort le 20 octobre: quand il s’agit du 24e, y a-t-il toujours une certaine tension avant ou est-ce devenu une routine?
C’est plus difficile à chaque fois… Quand vous existez depuis longtemps, les gens ont tendance à croire qu’une sortie d’album est une routine, alors que c’est le contraire. Chaque année qui passe est plus difficile, parce qu’on vous attend au tournant. C’est humain: on veut voir ce que la personne va faire, est-ce que ça va sortir de l’ordinaire? Est-ce que ça va être événementiel ou pas? C’est beaucoup de travail, qu’il faut essayer de faire valoir comme tel. Quand sur un album, il y a 12 ou 13 chansons, il y en a 17 ou 18 d’écrites, quatre ou cinq de jetées… C’est à chaque fois une remise en question. Mais la promotion est une course, donc on n’a pas trop le temps de réfléchir et c’est tant mieux.

L’album a été annoncé par un titre plein d’enthousiasme, Je t’aime etc., et la photo de la pochette est ensoleillée et paisible: faut-il y voir une volonté de mettre un peu de lumière dans une période particulièrement sombre?
Certainement. C’est un disque résolument populaire et, on l’espère, énergique. Le choix du réalisateur, Calogero, y est pour quelque chose: c’est une rencontre que j’espérais beaucoup et je suis très heureux qu’il ait accepté de produire l’album.

Pourquoi, malgré toute votre expérience, est-il essentiel de faire appel à un réalisateur?
Vous pouvez écrire de bonnes chansons, ce qu’on essaie de faire à chaque fois, mais après, la réalisation de l’album, décide de tout. Il y a deux genres d’albums, ceux qui ont la chanson, celle qui touche le grand public au cœur et ceux qui ne l’ont pas. Si elle n’y est pas, vous n’y pouvez rien, vous avez fait ce que vous avez pu et il y a de très bons albums qui n’ont pas cette chanson locomotive. Mais, même si vous avez écrit de bonnes chansons, la réalisation va faire éclore la fleur. Le choix du réalisateur est donc très important.

Et Calogero en particulier, quelle a été sa patte sur l’album?
C’est parti de sa femme (n.d.l.r.: l’auteure Marie Bastide), parce que nous avons écrit deux chansons ensemble. Il était évidemment aux premières loges pour les entendre et il a fait savoir tout de suite qu’il avait des idées de production dessus. Comme j’avais une envie très forte qu’il réalise l’album, c’est arrivé comme ça… J’y pensais un peu dès la composition.

Je crois qu’il y a là une famille musicale. Il est, comme moi, un compositeur-interprète qui fait toujours appel à des auteurs. C’est quelqu’un qui aime la mélodie, qui aime le lyrisme et il possède les clés pour avancer sur cette route entre la chanson éternelle et la musique pop et rock. Il sait très bien manier tout ça. C’était tout à fait la couleur que je souhaitais pour l’album.

Et – je me permets de le dire parce que c’est lui qui me l’a dit – je fais partie des artistes qu’il a écoutés quand il était jeune adulte. Et il est normal, parce que c’est la vie qui fait ça, qu’il ait été marqué par des choses écoutées à ce moment-là. On connaît tous ça: il y a des musiques qu’on a aimées à cet âge-là et qui nous suivent toute notre vie. Ce qui l’a marqué dans mon parcours, c’est la période des années 1970 et du début 1980, celle des arrangements de Jean-Claude Petit. Je suppose qu’il a voulu restituer ça. Tout de suite, il m’a dit: «Je veux que tu chantes comme dans ces albums-là, je veux des envolées…»

Les auteurs sont à nouveau très variés, de Vianney à Brigitte Fontaine, en passant par Marc Lavoine, Vincent ravalec et Didier Barbelivien: comment les choisissez-vous? Que cherchez-vous chez un auteur?
Je cherche simplement des auteurs de qualité. C’est leur plume qui m’intéresse. Généralement, c’est moi qui vais à la pêche en leur demandant: «Est-ce que vous voulez qu’on écrive une chanson ensemble?» Ou plutôt, ça commence par: «Est-ce que vous auriez un texte pour moi? Est-ce que vous m’écririez un texte?» Parce que j’aime beaucoup écrire des musiques sur des textes.

Je me force à faire aussi des musiques sans texte, parce que ça ne donne pas les mêmes chansons et je crois que c’est nécessaire sur un album. Ces musiques-là, après, je les distribue, mais à ma garde rapprochée. J’ai par exemple donné une musique à Carla Bruni, parce que je trouvais qu’elle allait bien avec elle. Sinon, je fais appel à des textes et j’en fais des chansons s’ils me disent quelque chose, s’ils me donnent envie de mettre de la musique dessus.

Un texte comme Aimé, qui rend hommage au poète Aimé Césaire, c’est votre idée ou celle de Marc Lavoine?
C’est la sienne, mais ce n’est pas innocent… Il sait que je suis d’origine antillaise, que ça compte pour moi. Et Aimé Césaire, c’est symbolique… Quand il m’a envoyé son texte, j’ai fait la musique. Ça paraît simple, ça l’est un peu moins en réalité, mais c’est comme ça que ça se passe.

Parmi les fidèles, il y a Maxime Le Forestier, qui a écrit une chanson étonnante, Ma colère. Tous les deux, on vous imagine plutôt souriants et détendus…
Oui, et rarement en colère!

Justement: qu’est-ce qui peut vous mettre en colère?
Plein de choses… L’injustice… Ou quand on touche à mes accords, mes harmonies. Mais là, c’était une période de notre vie où – pour résumer et je ne pourrai pas en dire plus – lui et moi étions en colère contre la même organisation ou plutôt le même homme. Il  a écrit ce texte, qui est sorti comme ça, qui reflétait notre état d’esprit à l’époque, à lui, à moi et à Carla Bruni… C’est pour ça que, symboliquement, nous chantons tous les trois sur cette chanson: lui et Carla font les chœurs. Comme il se trouvait que nous étions dans des bateaux différents, mais cornaqués par le même homme, nous étions en colère tous les trois.

Musicalement aussi, elle est atypique…
Oui, Calo, en faisant vraiment son métier de producteur, l’a transformée en rock shuffle western. Je trouve cette idée drôle ! C’est une idée de producteur et c’est pour ça qu’il était là: pour habiller cette musique . Ça ne m’étonne pas que la période Jean-Claude Petit lui ait plu. C’est le genre d’arrangements qu’il faisait. Et là, l’apport de Calo est énorme: je lui ai donné la chanson piano-voix, en rock’n’roll et il a gardé ce fond, mais en l’habillant de ce truc un peu baroque. C’est tout à fait ce que je demande à un producteur, y compris des choses auxquelles je n’aurais pas pensé moi-même. Quand j’ai entendu la chanson, je me suis dit «mais où il va? Est-ce que ça ne va pas trop loin?» Il m’a répondu: «Je te demande de me faire confiance…» Il est tout à fait dans son rôle, quand il fait ça.

Vous faites souvent appel à de jeunes auteurs, il y a eu Alex Beaupain, il y a aujourd’hui Vianney: est-ce qu’ils ont, à votre avis, une écriture différente de celle que vous rencontriez à vos débuts?
Certainement, mais je ne saurais pas vous la décrire. Moi, j’appelle ça de bons textes. Sans doute sont-ils marqués par l’époque, mais je pense surtout que l’âge ne fait rien à l’affaire: un texte est bon ou pas. Est-ce que, quand je le lis, je flaire que c’est marqué par l’époque? Bien sûr, mais ça ne va pas plus loin que ça… Parce que, franchement, Elle ment comme elle respire, le texte de Brigitte Fontaine, si on m’avait demandé qui l’a écrit, j’aurais dit: «Un jeune homme ou une jeune femme…» Ce texte est magnifique! Quand il est arrivé, j’étais vraiment content! Je savais que ce ne serait pas un single, mais une de ces chansons qui durent, qui traversent le temps, qui interpellent…

Vous avez aussi mis en musique un poète peu connu, Henry Jean-Marie Levet…
Oui, c’est un poète qui est mort très jeune, au début du XXe siècle, de phtisie. Il travaillait dans des ambassades et des consulats et il a écrit un recueil de poèmes formidable, qui s’appelle Cartes postales. Ce texte est une des Cartes postales. Dans le recueil, ça s’appelle Souvenirs de la Plata, j’ai transformé en La Plata, c’est plus simple. Il y a un parfum de monde ancien, de l’Empire français, c’est inspiré des pays où ces gars-là travaillaient, c’est toute une ambiance…

Celle-ci, de toutes les Cartes postales, était la plus adaptable en chanson. C’est un peu baroque, ça raconte l’histoire de ce consul. J’adore ce texte, «Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûr / Que Lolita Valdez le regarde en souriant…» C’est génial!

Ce qui me réjouit, c’est d’être encore là pour les bonnes raisons. Je veux dire en restant un artiste créatif.

Votre tournée marque vos cinquante ans de carrière…
Je me suis dit cinquante ans, 50 chansons, ce qui est un peu plus que ce qu’on travaille généralement. Elles seront jouées selon les endroits où on passera, selon les pays… Si la salle est petite, ou si le budget le réclame, comme récemment au Canada, ce sera deux claviers. Des fois, ce sera deux claviers et un quatuor, des fois ce sera l’orchestre complet. Et, chaque soir, il y aura 20 chansons inamovibles et, proposée au public au moment où ils entreront dans la salle, une liste de huit chansons dans laquelle, il en choisit quatre. On m’apporte la liste sur scène et celles qui sont marquées, je les joue. En plus, pour fêter les cinquante ans, je fais une reprise, liée à mon parcours : une petite fille chaque soir chante Emilie Jolie, qui est prise dans la région où on passe. On a fait nos castings… Ça va être rigolo.

Quel regard portez-vous sur ce parcours de cinquante ans?
Je me dis que c’est rare… Que j’ai de la chance d’être encore là. C’est une chance qu’il faut aider, qui demande du travail. Ce qui me réjouit, c’est d’être encore là pour les bonnes raisons. Je veux dire en restant un artiste créatif. Je ne fais pas une tournée tous les cinq ans basée sur mon répertoire, parce qu’il faut bien vivre. Je fais une tournée aujourd’hui qui s’adosse à un album inédit, avec des chansons écrites récemment, à mon piano, comme j’ai toujours fait, et qui passent encore à la radio. Donc, je me dis que je reste un artiste vivant et, au bout de cinquante ans, on n’est pas si nombreux.

L’album surprend par certaines choses nouvelles, et, en même temps, il sonne immédiatement comme du Julien Clerc
Déjà, c’est à cause de la voix, qui est particulière, qui m’a été donnée par Mère Nature. J’ai de la chance, c’est mon principal patrimoine et il faut tout faire pour qu’elle reste forte et vivante. C’est du travail et en plus, il est passionnant. Le reste, c’est l’inspiration, la musique. J’ai de la chance de faire, depuis le début une musique intemporelle. C’est aussi un coup de pot.

Gainsbourg avait raison en parlant d’un art mineur: on ne parlera plus de nous dans vingt ans comme on peut parler de certains tableaux ou de certaines sculptures…

Gainsbourg avait raison, la chanson est sans doute un art mineur, mais j’aurai vraiment eu une vie de musique. Ma vie aura été conditionnée par la musique. Y compris celle que j’écoutais avant de faire ce métier et qui est très présente dans ce que je fais, parce que quand on écoute beaucoup de musique et qu’on est soi-même musicien, ça ressort d’une façon d’une autre. D’avoir pu vivre de la musique, par la musique, c’est une chance. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir trouvé sa voie…

Il y a donc un facteur chance et le reste se travaille. Je n’ai jamais été intéressé par autre chose que la musique, dans ma vie… Je n’ai pas eu envie de faire de l’immobilier ou que sais-je. Regardez Sardou: il arrête parce qu’il n’a plus envie. Aujourd’hui, c’est le théâtre qui l’amuse et il le dit de façon très cash. Bravo ! Moi, ce qui m’amuse, c’est de chanter, c’est de faire des mélodies.

A l’époque, vous n’étiez pas d’accord avec votre parolier Etienne Roda-Gil, qui pensait construire une œuvre: avec le recul, avez-vous changé d’avis?
Moyennement… Je pense que si je disparais demain, je ne durerai pas plus que les autres qui ont disparu. C’est notre état qui veut ça, c’est ce qu’on fait. C’est pour ça que Gainsbourg avait raison en parlant d’un art mineur: on ne parlera plus de nous dans vingt ans comme on peut parler de certains tableaux ou de certaines sculptures…

Nous sommes des artistes, il faut tâcher de le rester toute notre vie. Et, en plus, des artistes populaires… Il faut essayer de rester populaires de qualité. Ne pas céder sur certaines choses, absolument pas. C’est la vie qui nous a désignés pour être comme ça et il faut le faire le mieux possible. J’ai eu de la chance de ne pas tomber dans certains défauts: j’ai certainement un ego, mais moins développé ou mieux caché que d’autres. J’ai aussi essayé d’avoir une vie d’homme qui puisse aller avec tout ça…

La chanson est peut-être un art mineur, mais qui peut marquer profondément les gens…
Oui, tant qu’on est là. La musique accompagne les gens et quand on a la chance d’être présent depuis un certain temps, de voir le public évoluer, vieillir avec vous, faire des émules en cours de chemin, il n’y a pas de plus grande récompense. Ce qui est sans doute une fierté, c’est le répertoire. Quand on voit qu’il y a des chansons qui ont voyagé dans la tête des gens. Pas toujours tout de suite, certaines ont été immédiates, d’autres pas…

On s’en rend compte dans les festivals: quand vous avez une foule de gens dont certains ne sont pas là pour vous et que vous voyez que tout le monde réagir une chanson, parce que, même s’ils ne vous aiment pas particulièrement, même si c’est une musique qu’ils n’écoutent pas, elle les a aussi accompagnés dans leur vie, d’une façon ou d’une autre…

Les radios actuelles parlent à des tribus, nous, nous avions des radios généralistes, qui parlaient à tout le monde. Rien que pour ça, je pense qu’aucune des chansons écrites aujourd’hui ne peut avoir ce destin-là

Quand on sort un nouvel album, imagine-t-on que certaines chansons vont avoir ce destin?
On l’espère! C’est difficile de lutter contre les anciennes chansons… Et puis, ce n’est plus organisé comme c’était: à l’époque, on avait plus de chance, parce qu’on était matraqué par trois radios, par exemple. Aujourd’hui, ça n’a plus rien à voir, vous avez des radios sur lesquels vous ne passez pas, parce qu’ils ont décidé que vous n’étiez pas leur musique. Les radios actuelles parlent à des tribus, nous, nous avions des radios généralistes, qui parlaient à tout le monde. Rien que pour ça, je pense qu’aucune des chansons écrites aujourd’hui ne peut avoir ce destin-là.

Le seul truc qu’on peut faire, c’est essayer d’écrire des chansons qui sonnent comme des classiques. Et que, dans les concerts ou éventuellement quand elles passent à la radio, les gens pensent qu’elles peuvent rejoindre votre répertoire et y figurer en bonne place. Aznavour, dans son dernier concert disait un truc formidable: «Vous allez entendre ce soir évidemment des anciennes chansons, vous allez ensuite en entendre des nouvelles, parce que s’il n’y avait pas de nouvelles chansons ce soir, il n’y aurait pas d’anciennes la prochaine fois…»

Vous parliez des chansons comme d’un art populaire, ce qui n’empêche pas d’aborder des sujets profonds, comme Les petits souliers: ces sujets de société, les abordez-vous de manière différente, avec une méfiance, une prudence?
Non, ça dépend du texte. Moi, je chante tout ce qu’on veut… Il faut que ça soit bien. Il faut que ça soit chantable, pour commencer. Pour moi, l’œuvre d’art prime sur le sujet. Si le sujet sert l’œuvre d’art, tant mieux et bravo. Mais le sujet ne doit pas passer par-dessus l’œuvre d’art. Des sujets, on en a à la télé, toute la journée et sur internet, des gens qui donnent leur avis… Ce qui est important, c’est que l’œuvre d’art, sous-tendu par ce qu’on voudra, se tienne et soit digne. Tant mieux si tel sujet a réussi à faire une œuvre d’art qui vaut le coup. Mais ça ne doit certainement pas être l’inverse.

Je suis même prêt à faire une chanson sur l’indignation si elle est bien, alors que je ne me sens pas forcément indigné. Mais si tout d’un coup vous avez le truc qui va parler à tout le monde… Parce qu’on essaie de parler à tout le monde, aussi, c’est notre métier. Pour Les petits souliers, j’ai trouvé l’inspiration et le style de Bruno Guglielmi intéressants. Il a une autre chanson sur l’album, Les bassins de chlore et une que j’avais mise en inédite sur le best of il y a quelques mois, Entre elle et moi.

Julien Clerc, A nos amours, Warner.
En concert 
à Lausanne, salle Métropole 
les 1er et 2 décembre. 
www.sallemetropole.ch

 

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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