Salomon Saj: «Dans mes textes, je fais campagne pour l’espoir»

A 37 ans, le rappeur bullois Salomon Saj sort un excellent second EP. Derrière ce pseudo, Claudino Monteiro parle de son besoin irrépressible d’écrire, de ses racines cap-verdiennes, de son séjour à New York, de son travail chez Liebherr, de sa fille. Rencontre.

par Christophe Dutoit

Lorsqu’il publie son premier six-titres, Bas les masques en 2007, Salomon Saj raconte à La Gruyère qu’il espère sortir «un album complet l’année prochaine». Le rappeur bullois a finalement attendu près de dix ans pour donner une suite à ses aventures musicales, avec la mise à disposition, gratuite, de Pertes de mémoires, en décembre. «Entre-temps, j’ai rencontré ma compagne et je suis devenu papa, raconte Claudino Monteiro derrière sa modestie et son sourire inaltérables. Je n’ai pas sorti l’album à l’époque, car je n’étais pas assez content de moi. Peut-être étais-je trop autocritique?»

Une décennie plus tard, il retrouve sur son Mac ses anciens textes et ces musiques composées pour lui. «J’ai décidé de publier ces titres, car ils me tiennent à cœur, mais aussi par respect pour ceux qui ont collaboré avec moi, Eagle, Odd Rock, Spy, Shekem, mais aussi le bluesman Bonny B et le rappeur Nokti, un ancien de La Case Nègre.» Attention: qui dit anciennes chansons ne dit pas vieilleries. «Quand j’écris, j’essaie d’élaguer au maximum. Du coup, mes textes deviennent intemporels», explique le rappeur qui se considère comme «un vieux de la vieille». «Moi, je fais encore du boom-bap. Peut-être qu’un jour je vais m’essayer au trap, mais j’ai encore du mal…» Les initiés ont compris et les autres peuvent toujours se focaliser sur les paroles. «J’épure tellement mes textes qu’ils peuvent aussi être lus sans musique. Je n’écris pas d’insultes, pas de gros mots. Même mon grand-père pourrait les lire.» Eclat de rire.

Pour Claudino Monteiro, l’écriture est une seconde nature. «Tout m’inspire. Parfois une idée me vient, une image, une phrase. J’écris de toutes les manières. Parfois une musique me donne une direction. Pas forcément du rap. Des musiques brésiliennes, par exemple, la samba, la bossa.»

«J’ai raté Obama»
Il y a dix ans, Salomon Saj raillait Christoph Blocher et George W. Bush. «J’ai raté Obama, s’excuse-t-il presque. J’aurais bien aimé écrire sur lui, car il a été un bon président, mais on peut aussi le critiquer.» Quant à Donald Trump, le rappeur a esquissé quelques mots. «Il est la risée des Etats-Unis et les Américains le savent, mis à part les purs Yankees. Il n’a aucune faculté pour la politique, c’est juste un chef d’entreprise.» Dont acte.

Le Bullois avoue avoir essayé de composer ses musiques, de «pianoter», mais il préfère collaborer avec ses beatmakers. «J’aime bien leur donner des directions.» Pour Réflexions libres, il a ainsi tenu à insérer un discours de Malcolm X sur les «nègres d’intérieur», un texte d’une force à faire peur. «Malcolm X était un magnifique orateur, très offensif, qui prônait que les Blacks restent entre eux, qu’ils s’élèvent eux-mêmes dans la société. Il s’est converti à l’islam, il a été trahi par sa communauté, mais ses paroles nous ont tellement bousculés. Car, il faut continuer à le répéter: le racisme est difficile à éradiquer.»

Moi, je suis comme tout le monde. Je suis Noir quand on me dit que je suis Noir. Je suis fier d’être Noir, je le revendique, mais je n’ai pas envie de toujours me justifier.

A ses yeux, il y a «encore des Noirs qui se croient inférieurs. Le racisme est une maladie. Dans mes textes, je fais campagne pour l’espoir, même si tout ne va pas bien.»

«Je suis fier d’être Noir»
«Si tu te mets à la place d’un Noir, tu peux comprendre que tu n’as pas toujours envie qu’on te fasse remarquer que tu es différent. Moi, je suis comme tout le monde. Je suis Noir quand on me dit que je suis Noir. Je suis fier d’être Noir, je le revendique, mais je n’ai pas envie de toujours me justifier.»

A ses yeux, le combat est perpétuel. «C’est le propre de ceux qui sont montrés du doigt. J’espère que c’est maintenant le moment des femmes. Après le droit de vote, le droit à l’avortement, les récentes révélations sur le harcèlement, elles doivent sans cesse se battre pour prouver quelque chose.»

Né à Lisbonne de parents cap-verdiens, Claudino Monteiro est arrivé à Bulle en 1991. Il devient mécanicien de précision et… rédacteur en chef, en 2003, du magazine de hip-hop Blackout, qu’il crée avec un ami neuchâtelois. «Il y a deux ans, je suis retourné avec ma fille au Cap-Vert, pour voir ma famille. J’aimerais me rapprocher des musiques traditionnelles de mon pays.»

Son goût du voyage et de la découverte, Claudino Monteiro l’a également assouvi lors d’un séjour de trois semaines à New York, sa ville rêvée, durant lequel il a profité pour enregistrer quelques titres. «J’ai réservé des studios, j’ai contacté des artistes et nous avons travaillé sur place.» Comme tout cela paraît simple.

«J’y ai fait de belles rencontres, évoque Salomon Saj. J’ai marché durant un quart d’heure avec une dame qui a tenu à me montrer mon chemin. Un moment incroyable. Là-bas, la vie est dure, mais tout le monde peut réussir.» En plein milieu de Harlem, alors qu’il s’apprête à traverser la route, il tombe sur Raoul, «un gars de Riaz qui tente de faire du théâtre». Comme dans un film.

De cinéma, il en est d’ailleurs plusieurs fois question dans Pertes de mémoires. A commencer par Œil public, un titre directement inspiré par le film de Howard Franklin avec Joe Pesci. «J’ai créé ma propre histoire. J’aime bien écrire des fictions. Je ne connais pas la violence et je n’aime pas ceux qui étalent tout ce qu’ils font. Je me donne simplement le droit de ne rien écrire de réel.»

Pour l’heure, Salomon Saj ne compte plus remonter sur scène. «Je n’ai jamais été très bon en live et j’avoue que j’ai un peu perdu le truc. Aujourd’hui, je n’ai pas le feu. Un jour peut-être, j’irai vers une forme de spectacle où se mélangent rap, discussions avec le public, poésie…»

«Comme un petit dessert»
En revanche, Claudino Monteiro ne cache pas son bonheur d’écrire. «Je prépare un recueil de textes de rap libres de droit et je travaille sur trois nouvelles. J’aime bien la forme de la nouvelle: c’est comme un petit dessert. L’écrivain est obligé d’être bon, court et concis.»

Depuis sept ans, Claudino Monteiro travaille chez Liebherr. «On fait les 4 x 8. Mes horaires sont irréguliers, je travaille parfois le matin, parfois la nuit, et un week-end sur deux. Ma fille n’arrête pas de dire que je ne fais que dormir…» Lui qui se décrit comme «un solitaire entouré», «ouvert aux autres, mais réservé», a pris des résolutions en ce début janvier: «J’ai besoin d’être isolé pour écrire, mais il faut que j’aille boire des cafés avec les copains. Il faut que je vive des choses. J’aimerais que ma fille soit différente de moi, qu’elle aille vers les gens.»

Plume (im)pertinente

Depuis plus de quinze ans, Salomon Saj se pose en érudit du rap, à la fois connaisseur incollable du milieu et plume (im)pertinente. Le monde du hip-hop change vite et Pertes de mémoires fait office de bloc erratique, à la fois hors du temps, hors des modes et donc indémodable. Dès Angoisse et son flow aérien et sûr de lui, le rappeur bullois signe un EP carré et extrêmement plaisant. A plusieurs reprises, il flirte avec des mélodies, comme dans le très classe Enfants du soleil et le plus ambitieux Entre parenthèses. «C’est presque puriste, un peu rugueux, souligne l’ancien rédacteur en chef et éminent critique. Le prochain sera plus ouvert, plus chanté aussi. En espérant qu’il ne sorte pas dans dix ans…»

Salomon Saj, Pertes de mémoires,
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