Guillevic: la poésie à l’écoute de la vie secrète

«Poète breton de langue française», Guillevic revient en librairie, vingt ans après sa disparition. 
Ouvrir réunit des textes inédits ou peu connus, évoquant surtout des peintres et des poètes.

Par Eric Bulliard

Figure majeure de la 
poésie du XXe siècle, Guillevic (1907 – 1997) revient en librairie, vingt ans après sa disparition. Après Relier (2007) et Accorder (2013), Ouvrir conclut une trilogie posthume, établie par Lucie Albertini-Guillevic, écrivain, traductrice et veuve du poète. Le livre réunit des proses et poèmes de 1929 à 1996.

D’Eugène Guillevic (il n’a jamais signé de son prénom, ne souhaitant rien garder de sa mère…), on connaît la poésie de roc et de terre, de vent et de mer. Poésie du silence, aussi, dépouillée, elliptique, qui refuse la métaphore et se méfie des adjectifs.

Inédits ou publiés en tirages limités, les textes d’Ouvrir vont au-delà de cette image. Le «poète breton de langue française», comme il disait, se montre sensible aux vibrations du monde qui l’entoure, mais aussi aux écrivains, aux peintres et même à la chanson.

Si peu théoricien, Guillevic se garde bien de toute exégèse. Il préfère saluer des amis, des frères, des proches et 
se reconnaît dans leur «combat pour l’espace ouvert», selon l’expression de Lucie Albertini-Guillevic. «Un combat mené au jour le jour par celui qui engage totalement sa vie pour qu’advienne l’œuvre qui le tenaille sans réserve.»

Communier avec le monde
Guillevic a la prose et les vers généreux pour évoquer ses maîtres, Rimbaud, Baudelaire, Valéry, ou encore Supervielle, dont il admire le «refus de la surenchère, de l’enflure, de la préciosité». Il célèbre aussi ses amis, comme Nathan Katz, Adonis, Mohammed Dib, Marcel Arland et Paul Eluard, à qui il consacre des pages particulièrement touchantes. «Connaître Eluard, c’est l’aimer», résume-t-il.

En passant, Guillevic glisse régulièrement des remarques sur sa vision de la poésie. «On la vit ou on ne la vit pas, écrit-il dans la postface à un recueil de Monique Welger Labidoire. Et la vivre c’est communier avec les choses, avec le monde en paix ou en fureur, avec cette vibration qu’on appelle la vie. Lire de la poésie, c’est vivre intensément quelque chose qui n’a pas de nom et qui est la vie secrète de tout ce qui nous entoure.»

Plus inattendues, les chansons présentées ici sont nées de son amitié avec Elsa Triolet. Guillevic s’est inspiré de personnages de deux de ses romans pour écrire Les chansons d’Antonin Blond, en 1948-1949 (à partir de L’inspecteur des ruines), puis, près de vingt ans plus tard, Les chansons de Clarisse (d’après Les manigances). Jeanne Moreau les a enregistrées, dans une mise en musique de Philippe-Gérard.

Dénuement et humour
Avec les peintres (Léger, Manessier, Bazaine, Brancusi, Cézanne, Dubuffet…), la rencontre a lieu le plus souvent par les vers. Parfois de circonstance, accompagnant par exemple un carton d’invitation. Là encore, nulle exégèse, mais un ressenti, des vibrations.

Parmi ces poèmes, dont certains prennent la forme concentrée de quanta (selon le terme de Guillevic), à noter une magnifique suite pour le graveur fribourgeois André Clerc. Où le poète lâche ce cri du cœur: «Hosanna pourtant / Sur le quotidien / Sur le plus banal.»

Des quanta, Guillevic en a aussi proposé pour des gravures d’Hélène Vincent. Alors que d’autres textes d’Ouvrir paraissent anecdotiques, ici se retrouvent l’extraordinaire intensité du poète, son art d’ouvrir un univers avec presque rien. «Si / Devant toi ce matin / La rose est muette / N’accuse que toi.» Et, parfois, ses touches d’humour espiègle: «Quand j’imagine un tournesol / Il est toujours tourné vers moi / Pour qui donc / Est-ce que je me prends?»

Guillevic, Ouvrir, Gallimard, 
352 pages

 

 

Guillevic en trois livres essentiels

Terraqué (1942)
Le fondement. Eugène Guillevic a 35 ans quand paraît Terraqué, matrice de toute l’œuvre 
à venir. «Mon fondement, ma base», affirmait-il. Quatre ans après Requiem – première plaquette confidentielle – , le livre paraît dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard. Guillevic vit 
à Paris depuis 1935, en modeste fonctionnaire du ministère des Finances, après une jeunesse passée en Bretagne puis en Alsace.

Résistant, membre 
du parti communiste, il publie 
en avril 1942 ce premier livre d’importance, rapidement épuisé: «A l’époque, les gens lisaient les poèmes. Il n’y avait pas beaucoup de livres.» Le titre renvoie au mélange terre et eau (terra – aqua) rappelant sa Bretagne natale, mais aussi à «traqué» et aux troubles de l’époque. Il y a déjà, dans ces poèmes, l’attention aux choses, 
la concision, la densité, la puissance concentrée, 
le refus de l’emphase qui feront la richesse de sa poésie. «Si un jour tu vois / Qu’une pierre te sourit, / Iras-tu le dire?»

Carnac (1961)
Le retour. Après la guerre, «le citoyen a pris le pas sur le poète». La poésie de Guillevic devient militante et, sous l’influence d’Aragon, il recourt aux vers réguliers, aux sonnets qui ne lui conviennent guère. 
Il le reconnaîtra plus tard: «Ce n’est pas ma poésie à moi, ce n’est pas ma voix…» Sa voix, il la retrouve avec le retour aux sources de Carnac (1961). Le poète, qui a appris à marcher parmi 
les menhirs, revient à sa ville natale: «Je suis des tiens, va! / Tout bien pesé, / Tout bien aimé, / Tout bien maudit, / Je suis des tiens.»

Ces poèmes sentent la terre, les rochers, l’océan, le vent… «Le soleil, la mer, / Lequel de vous deux / Prétend calmer l’autre, / Au moyen de quoi?» «Carnac a été une grande joie pour moi, une délivrance, expliquera-t-il. Je me retrouvais vraiment, je retrouvais mon pays, la terre, la mer, je me revivais tel que j’avais été.» Se succéderont ensuite les recueils Sphère, Avec, Euclidiennes, Ville

 

Vivre en poésie (1980 / 2007)
Les entretiens. Outre une trentaine d’ouvrages chez Gallimard et d’innombrables plaquettes réalisées avec des peintres, dessinateurs et graveurs, Guillevic a publié plusieurs livres de passionnants entretiens, comme Choses parlées (1982), Un brin d’herbe – après tout (1998) 
et Vivre en poésie (ou l’épopée du réel). Paru en 1980, réédité en 2007, ce dernier est le fruit de quatre journées de discussions, menées par Alain Vircondelet et Lucie Albertini qui, en 1981, deviendra la seconde épouse du poète.

Guillevic se livre avec franchise et modestie sur son parcours, son enfance «pénible», sa «mère tyrannique», ses amitiés, ses convictions. Le livre éclaire aussi sa conception de la poésie, qu’il considère «comme une sculpture du silence». En toute simplicité, il présente son art de creuser la matière, encore et toujours, son refus de la métaphore et du «beau vers», sa manière de rester en vibration avec le monde: «Voir. Tout est là.»

 

 

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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