La magie de Patrick Modiano a survécu au Nobel

 

L’Académie Nobel l’a couronné en 2014 en célébrant son «art de la mémoire». Patrick Modiano 
l’illustre une nouvelle fois à travers un roman et une pièce de théâtre.

©Francesca Mantovani-Gallimard

Par Eric Bulliard

Patrick Modiano n’a donc pas changé. Trois ans après avoir reçu le Prix Nobel de littérature, l’écrivain français est de retour avec deux livres, le roman Souvenirs dormants et la pièce de théâtre Nos débuts dans la vie. Où l’on retrouve avec bonheur ses thèmes habituels portés par cette écriture singulière, magnétique.

Avec Modiano, c’est toujours la même question: d’où vient cette étrange fascination? Il y a quelque chose de magique à se laisser emporter entre souvenirs réels ou fictifs, tranches de vies imaginées ou racontées. Par la grâce de cette prose qui, sous ses airs simples et fluides, n’a pas son pareil pour créer un halo de mélancolie.

«Un jour, sur les quais, le titre d’un livre a retenu mon attention: Le Temps des rencontres.» En quelques mots, nous voici dans un livre de Patrick Modiano. Il y a là Paris («les quais»), un «je», la mémoire, le temps, la littérature. Et des rencontres: six femmes que Jean, le narrateur, a croisées et perdues de vue, vers les années 1960. Cette période où l’écrivain (né en 1945) ne cesse de revenir.

Les frontières s’estompent
Chacune de ces femmes a joué un rôle essentiel pour Jean et Souvenirs dormants prend des airs de roman d’apprentissage. Grâce à elles, il s’émancipe de ses parents, découvre des mondes qu’il ignorait. Avec la dernière, le ton devient plus grave, puisqu’elle a tiré sur un homme, dans son appartement. Jean va l’aider à fuir et restera marqué par cette cavale.

«Paris, pour moi, est semé de fantômes, aussi nombreux que les stations de métro et tous leurs points lumineux, quand il vous arrivait d’appuyer sur les boutons du tableau des correspondances»

Dans cette magnifique démonstration de son «art de la mémoire» – selon les termes 
de l’Académie Nobel –, Patrick Modiano estompe les frontiè-res entre rêve et réalité. «Paris, pour moi, est semé de fantômes», écrit-il. Avant d’ajouter, dans une saisissante image qui deviendra récurrente, qu’ils sont «aussi nombreux que les stations de métro et tous leurs points lumineux, quand il vous arrivait d’appuyer sur les boutons du tableau des correspondances».

Variations et épure
Ces fantômes tracent ainsi une ligne que le narrateur suit comme à tâtons, nous entraînant dans «les mystères de Paris». Au passage, on se régale une nouvelle fois de la poésie née des noms de rues, de places ou de stations du métro, comme Geoffroy-Saint-Hilaire, Gouvion-Saint-Cyr, Puits-de-l’Ermite, la Butte-du-Chapeau-rouge, Censier-Daubenton… Ou encore de ces personnages baptisés Geneviève Dalame, Madeleine Péraud, Madame Hubersen, Alain Parquenne…

Tout cela semble connu, lu et relu. C’est entendu: Modiano écrit toujours le même livre. Peut-être, mais peu importe. Et en fait, non. Il creuse son sillon, joue des variations et, de plus en plus, de l’épure. De toute manière, comment lui reprocher de se répéter, dès lors que le miracle opère à chaque fois? Et lui-même en est conscient, puisque, dans Souvenirs dormants, le thème de la répétition revient à travers des fugues réitérées, des rêves récurrents, un livre intitulé L’éternel retour du même…

Hasard ou miracle?
En parallèle à ce troublant roman, Patrick Modiano publie Nos débuts dans la vie. Les souvenirs, les liens entre autobiographie et fiction se trouvent ici transposés au théâtre. Le temps d’une nuit onirique, Jean, écrivain débutant et Dominique, jeune actrice, se retrouvent confrontés à la mère de Jean, comédienne de boulevard, et à son beau-père.

Il est question de jalousie, de La mouette de Tchekhov, de temps qui passe… Il manque l’envoûtement de sa prose, mais la patte de Modiano reste bien présente. Tout comme son art de toucher, l’air de rien, à des questions essentielles: «Si quel-qu’un pouvait me dire par quel hasard ou quel miracle deux personnes se rencontrent…»

Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Gallimard, 112 pages et Nos débuts dans la vie, Gallimard, 96 pages

 

Modiano en trois œuvres clés

La place de l’Etoile (1968)
La révélation. Il a 23 ans et déjà un ton 
à part. Tout un univers, même, qu’il met en place dès cet épatant premier roman. Paru en 1968 dans la plus prestigieuse collection de la littérature française (la «Blanche» de Gallimard), La place de l’Etoile reçoit les prix Roger-Nimier et Fénéon. Patrick Modiano explore déjà certains thèmes qui feront la force de toute son œuvre – la mémoire, Paris, l’Occupation et ses zones grises – tout en mêlant habilement fiction et touches autobiographiques. Mais le roman vibre d’une fougue provocatrice qu’il va rapidement délaisser. Raphaël Schlemilovitch, le narrateur, est un Juif français, hanté par la guerre. Il raconte son parcours de manière hallucinée, revient sur ses vies réelles 
ou rêvées. Modiano réussit là une brillante entrée en littérature, confirmée dès l’année suivante par La ronde de nuit.

 

Dora Bruder 
(1997)
Le sommet. Trente ans après ses débuts, Patrick Modiano s’est imposé aussi bien auprès de la critique exigeante que du grand public. A la fois vedette des lettres et hermétique au vedettariat, il a reçu le prix Goncourt en 1978 pour Rue des boutiques obscures avant d’aligner les romans à succès, comme Quartier perdu, Voyage de noces, Un cirque passe

Au fil des ans, il a aussi habitué les téléspectateurs à de curieuses prestations, notamment à Apostrophes et Bouillon de culture. Timide du haut de ses presque 2 mètres, il hésite, bafouille, reprend ses phrases, n’en finit pas une seule… En 1997, avec Dora Bruder, son art touche à la perfection. A partir d’un avis de recherche paru dans un journal en 1941, il se lance dans une enquête au cœur de cette époque sombre, pour découvrir ce qui est arrivé à cette Dora Bruder, disparue à 15 ans. Sans rien perdre 
de son style singulier, Modiano aborde la réalité historique qui sous-tend son œuvre de manière plus frontale que jamais.

 

Un pedigree 
(2005)
L’autobiographie. Modiano a parsemé sa trentaine de romans d’éclats autobiographiques. Difficile chez lui de distinguer souvenirs réels, fiction, autofiction… Avec Un pedigree, il donne franchement dans l’autobiographie et l’indique clairement, dès les premières lignes: «Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. J’écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné, 
à l’époque, sur les cartes d’identité.» Modiano raconte ses 22 premières années, avant qu’il ne devienne écrivain. Il aura attendu plus de quarante ans pour raconter cette jeunesse, «pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne». Avec l’habituelle douceur mélancolique de sa prose, 
il signe un livre fondamental, bouleversant, 
qui propose des clés pour tous les autres.

Posté le par Eric dans Littérature Déposer votre commentaire

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