Marinka Limat, une marche au nom de l’art, avec les yeux et l’esprit ouverts

De l’Allemagne à la Grèce, la Gruérienne Marinka Limat a tissé, seule et à pied, un lien entre deux pôles de la culture. Sa performance a duré plus 
de cinq mois et 3000 kilomètres. Retour 
sur ce pèlerinage artistique hors du commun.

Par Eric Bulliard

Elle sourit: «On s’en fout des kilomètres…» N’empêche qu’elle en a parcouru presque 3000. A pied, sac au dos, en cinq mois et demi, 163 jours exactement. Soit une moyenne de 18,4 kilomètres par jour, mais «on s’en fout», parce que là n’est pas l’essentiel. Parce qu’il s’agit bien d’une performance artistique et non sportive. Respect quand même.

De Kassel à Athènes, la Gruérienne Marinka Limat (née en 1983) a marché, certes, mais elle a surtout rencontré des gens et croisé des artistes. Son Kunstpilgerreise (pèlerinage artistique) a tracé une ligne reliant ces deux villes qui accueillaient l’exposition d’art contemporain Documenta 14, du 8 avril au 17 septembre. Une ligne concrète, physique, puisque c’est par son corps et sa longue marche que la performeuse a fait le lien entre ces phares de la culture européenne.

«Je n’ai jamais douté d’y arriver, mais j’ai connu des 
difficultés les deux premières semaines, raconte Marinka 
Limat. J’avais honte… Je me suis dit: “Ce n’est pas possible, tu prépares ce projet toute une année et tu fais une erreur aussi bête…”» L’erreur en question? Un mauvais (et douloureux) choix de chaussures. Les anciennes se révéleront bien plus confortables.

Marinka Limat est passée par neuf pays, l’Allemagne, la République tchèque, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Serbie, le Kosovo, la Macédoine et la Grèce. Elle a dormi sous tente, a marché seule, en bleu de travail. Opter pour ce vêtement lui permettait de «se différencier des randonneurs ou des touristes» et facilitait les conversations avec les ouvriers.

Pour vivre ou survivre?
Partout, elle poussait la porte de musées, de centres d’art et autres institutions culturelles. Elle demandait aux habitants où rencontrer des artistes. On l’a menée vers des musiciens, des peintres, des sculpteurs ou dans des églises. A chaque fois, elle a réalisé des interviews en débutant par la même question: «Est-ce que tu es artiste pour vivre ou pour survivre?» A eux ensuite de la bénir, au nom de l’art.

En suivant Marinka Limat sur son blog (sur www.kunstpilgerreise.ch), on est frappé de voir que ni la fatigue des jours ni les tracas quotidiens (les moustiques, la chaleur, ce sanglier qui empêche de dormir…) ne l’ont éloignée de son but: trouver des artistes, dénicher de l’art, même au fond des campagnes, dans les villages les plus isolés.

Accueillir l’imprévu
Parce que ce pèlerinage elle l’a fait «pour l’art. Je veux me confronter à ce milieu-là. C’est mon cadre et ma limite, mais j’en ai besoin pour pouvoir accueillir l’imprévu. J’aime bien l’idée de mettre un peu d’art dans la vie et de la vie dans l’art.»

A mort les préjugés et les généralités. Il faut expérimenter, oser, risquer. Il n’y a rien à perdre

L’imprévu, c’est par exemple cette rencontre avec un «moine hongrois hindouiste» ou avec Nora, une jeune Serbe rencontrée à Novi Sad. «Une sœur, une âme avec qui c’est fluide et naturel, comme un coup de foudre», même si elles échangent dans un «anglais assez pourri», écrit Marinka Limat sur son blog. C’est aussi ces gars un peu trop insistants ou ce type qui l’invite chez lui et qu’elle découvre néonazi…

L’imprévu, c’est cette artiste réputée de Macédoine, qui répond froidement: «Je ne peux rien vous dire, je ne vous connais pas…» Et ces gens qui ouvrent leur porte, qui invitent à leur table. «Plus j’allais vers le sud, plus ils étaient accueillants. Ils me disaient: “On n’a rien, mais on a le temps…”» En ex-Allemagne de l’Est, en revanche, Marinka Limat a fait face à la méfiance et s’est rendu compte que parler allemand ne facilite pas forcément le contact.

Les Balkans à la Kusturica
«A mort les préjugés et les généralités. Il faut expérimenter, oser, risquer. Il n’y a rien à perdre», écrit-elle entre Dabas et Lajosmizse, en Hongrie. Un principe d’ouverture appliqué au quotidien. Pour vivre à fond chaque expérience: «Je veux tout vivre et tout intégrer. Tout doit avoir une place. Les bons comme les côtés les plus douloureux», note-t-elle en Grèce, au jour 154.

Au fil des semaines, elle découvre ainsi la sympathie des Hongrois, l’exubérance des Serbes. «Je me croyais dans un film de Kusturica. Il y avait de l’humour, de la spontanéité… Ça partait dans tous les sens!» Dans toute l’ex-Yougoslavie, elle comprend à quel point la politique et l’histoire récente restent présentes. «Y compris chez les jeunes et dans la vie de tous les jours.»

Avec le principe du pèlerinage, Marinka Limat, fascinée par l’humain et les rencontres, vise aussi un niveau plus spirituel. «L’art et la spiritualité ont des points communs. Il est question d’énergie, de toucher les âmes. C’est une recherche de spiritualité…» Bien au-delà du nombre de kilomètres parcourus par jour.

 

Un film, une expo, un livre…

Depuis son arrivée à Athènes, en septembre, Marinka Limat n’a guère pris le temps de se (re)poser. «Après la fin du pèlerinage, je suis quand même partie une semaine sur une île grecque…» La Gruérienne, qui vit entre Avry-devant-Pont, Fribourg et Berlin, a très vite enchaîné avec la suite du projet, le film qui sera tiré de son Kunstpilgerreise.

Aux images que la performeuse a prises avec sa caméra GoPro («c’était mon défouloir et mon carnet de bord») s’ajouteront celles de Wendy Pillonel et Ramón Königshausen, qui l’ont rejointe au départ et à l’arrivée, ainsi qu’à deux endroits sur son parcours. «Je me suis entourée de professionnels, pour assurer une certaine qualité.»

Avec Wendy Pillonel, Marinka Limat a également refait tout le trajet, en voiture et en douze jours, afin de retrouver certaines personnes rencontrées durant le pèlerinage. «L’idée était de voir ce qui était resté de cette expérience, de mon passage.» Le film devrait être terminé à l’automne 2018 et permettra d’élargir l’audience de la performance, réalisée devant un public assez restreint. «Il ne sera pas du tout élitiste et ne s’adressera pas uniquement au monde de l’art.»

Marinka Limat envisage également une publication et une exposition sur son troisième pèlerinage artistique, après Fribourg-Berlin en 2013 et Morat-Venise en 2015. Rappelons que ce projet a été soutenu par le canton de Fribourg, par le biais d’une bourse de la mobilité.

 

Posté le par Eric dans Inclassable, Portrait Déposer votre commentaire

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