Marinka Limat, de l’Allemagne à la Grèce, en messagère contemporaine

En avril, la Gruérienne Marinka Limat va se lancer dans son troisième pèlerinage artistique, de Kassel à Athènes: 2500 kilomètres en cinq mois et demi, seule et à pied, pour lier les deux villes de Documenta14, phares de la culture européenne en 2017.

Marinka Limat © Chloé Lambert

Par Eric Bulliard
Elle a le rire spontané et le regard déterminé de celle qui sait où elle va. Et qui va seule, à pied. Artiste performeuse vivant entre Avry-devant-Pont et Berlin, Marinka Limat prépare son troisième Kunstpilgerreise. Un pèlerinage artistique qui, du 8 avril au 17 septembre, la verra relier Kassel à Athènes, les deux villes abritant Documenta14. Cette exposition d’art contemporain, qui se tient tous les cinq ans, se déroule dans la ville allemande depuis 1955. Pour la première fois, cette année, les organisateurs y ont adjoint la capitale grecque.

Marinka Limat prévoit de marcher 2500 kilomètres en 163 jours. En dormant sous tente, en s’arrêtant dans les institutions artistiques, pour s’interroger sur la place de l’art entre ce haut lieu de l’art contemporain et l’un des berceaux de la culture occidentale.

«Tout au long de son histoire, l’homme s’est déplacé à pied. La marche fait partie de notre humanité», rappelle Marinka Limat. User du plus simple des moyens de locomotion devient une forme de retour aux sources, à l’essentiel. Et une manière de joindre deux domaines qui la passionnent, l’art et la religion.

«Il y a beaucoup de parallèles entre les deux, dans les règles, les rites, les rituels, la hiérarchie, comme dans le côté irrationnel, qui dépasse les mots, la raison, l’entendement. L’art, c’est ce que j’ai étudié, c’est mon oxygène. Et, venant du canton catholique de Fribourg, j’ai été éduquée avec des valeurs chrétiennes. La religion continue de me fasciner.»

Son premier Kunstpilgerreise, Marinka Limat l’a réalisé en 2013, entre Fribourg et Berlin. Soixante-cinq jours à pied, 1100 kilomètres, en dormant sous tente. L’idée naît du statut de pôle des arts pris par la capitale allemande, comme l’était Paris à une époque. «En tant qu’artiste, est-ce que je dois impérativement aller à Berlin?» s’est demandée la jeune performeuse. Pour y répondre, elle s’est mise en marche vers la métropole, s’arrêtant dans des institutions culturelles pour poser cette question à leurs responsables. A chaque fois, elle leur a demandé de la bénir.

Le capital de l’art
Un deuxième Kunstpilgerreise l’a conduite en 2015 de Morat à Venise (832 kilomètres, 41 jours), à l’occasion de la Biennale, où était lu en continu Le capital de Karl Marx. A plus de 80 institutions et artistes rencontrés sur son chemin, Marinka Limat a demandé: «Quel est le capital de l’art?» Les réponses, notées sur des bouts de papier, ont été apportées à la Biennale pour une lecture en trois endroits de Venise.

Place maintenant au Kunstpilgerreise 3. De Kassel et sa statue d’Hercule à l’Acropole, le pèlerinage prendra une autre dimension. Nettement plus long que les précédents, il passera par l’Allemagne, la République tchèque, l’Autriche, la Slovénie, la Hongrie, la Croatie, la Serbie, le Kosovo, la Macédoine et enfin la Grèce.

Marinka Limat va rencontrer d’autres cultures et religions, traverser des régions qu’elle ne connaît pas, se confronter à des langues que cette bilingue français-allemand ne parle pas. «Il faudra trouver d’autres moyens de communication.» Et l’on sent, en entendant cette phrase, qu’elle se réjouit plus qu’elle ne s’inquiète.

«L’humain est la matière première. L’art performatif se situe dans le présent. L’œuvre se crée dans le moment, unique et éphémère.»

Pas une compétition
Sur son chemin, cette «messagère contemporaine» rencontrera d’autres artistes, frappera à la porte d’institutions culturelles. Elle va aussi, évidemment, croiser des habitants éloignés de toute préoccupation artistique. Sa performance prend également son sens dans ces instants-là: «L’humain est la matière première. L’art performatif se situe dans le présent. L’œuvre se crée dans le moment, unique et éphémère.»

Marcher, seule, avec sa «maison sur le dos» permet en outre de retrouver la lenteur, d’expérimenter un autre rythme, une autre approche des villes et des paysages. «Quand on marche, on pense différemment. Et tous les sens deviennent plus affûtés.» Quant à l’effort physique, il fait partie de l’œuvre qui se crée, sans être prioritaire.

«On se retrouve proche de son corps, on touche ses limites, raconte-t-elle. C’est un aspect qui m’intéresse aussi, mais qui n’est pas au centre de ma démarche. Ce qui compte, ce n’est pas la performance physique, ce n’est pas de faire un maximum de kilomètres par jour.» Elle en prévoit entre quinze et vingt, en se laissant des marges de liberté. L’itinéraire est établi, le cadre aussi, tout en restant ouvert aux incertitudes: «Je ne sais jamais où je vais dormir le soir, par exemple.»

Un film pour trace
De cette performance de cinq mois et demi, il restera des traces, comme les tampons des lieux culturels visités dans son passeport artistique. Elle en tirera surtout un film, à partir des images de sa GoPro et des interventions ponctuelles d’un caméraman et d’un ingénieur du son.

Le premier Kunstpilgerreise avait déjà donné lieu à un documentaire, présenté à Berlin et dans différentes villes allemandes, ainsi qu’à Fri-Art en décembre dernier, au Centre Pasquart de Bienne et à la Galerie C de Neuchâtel cette semaine. «L’œuvre, c’est la performance et les personnes rencontrées y participent. Pour celles qui sont à l’extérieur, la documentation permet une autre forme de partage.» Loin d’une tour d’ivoire, l’art, ici, se vit dans la transmission, dans l’ouverture à l’autre.

www.kunstpilgerreise.ch, www.marinka.ch

 

«L’art, c’est de l’espoir»

Quand elle évoque l’origine de son goût pour les arts, Marinka Limat parle spontanément de son grand-père paternel, artiste peintre. «Je l’ai toujours vu travailler, avec des tableaux partout, des couloirs remplis de dessins, de lithos…» Du côté de sa mère, elle a hérité d’«une autre forme de culture, celle de la terre, parce que c’est une famille paysanne. C’est un bon mélange!»

Née en 1983, Marinka Limat a suivi l’éco-le secondaire à Bulle, puis le collège à Fribourg, avant d’étudier à Berne, où elle a obtenu en 2011 un master en art éducation à la Haute Ecole des arts. Depuis 2012, elle travaille comme artiste indépendante, partageant son temps entre Berlin et Avry-devant-Pont. Elle a notamment présenté son travail dans des musées des beaux-arts et d’art contemporain à Bâle, Berne et Soleure, ou encore à la Dampfzentrale de Berne.

«J’ai commencé par le dessin et la peinture et j’ai aussi fait du théâtre», raconte-t-elle. Sur scène, on a pu la voir dans Quand les trains passent, en 2014 à Nuithonie: Marinka Limat, bilingue, interprétait la version allemande (Wenn die Züge vorüberfahren) de ce monologue qu’Isabelle-Loyse Gremaud jouait en français et avait mis en scène. Plus récemment dans la région (en juin dernier), elle a également proposé une performance sur le thème des chiffonnières, au Musée du papier peint de Mézières.

«Pendant mes études, le côté corporel m’a manqué. J’ai besoin de la communication, de l’interaction.» Pas étonnant que ce soit dans l’art performatif qu’elle se sente aujourd’hui le plus à l’aise. «C’est le domaine où je me sens bien, mais le dessin, la peinture, l’écriture m’accompagnent de manière naturelle.»

Le problème, c’est que l’on vit mal de la performance, par essence unique et éphémère. «On peut vendre des traces. Je dois encore travailler sur la manière de transmettre cette expérience, de la partager, de la rendre accessible… et d’essayer d’en vivre!»

Financement participatif
En attendant, Marinka Limat multiplie les demandes d’aide: elle vient par exemple d’obtenir une «subvention d’encouragement» de 5000 francs de la Fondation UBS pour la culture. En fin de semaine (le 15 janvier), elle va lancer une opération de crowdfunding sur la plate-forme de financement participatif Wemakeit (www.wemakeit.com), où chacun pourra apporter sa contribution à son projet. «Le financement du voyage est en bonne voie, je vais de toute façon partir. Le crowdfunding doit permettre de financer le film.»

Ces difficultés matérielles n’ont pas que de quoi décourager Marinka Limat, qui répète volontiers que l’art est un «oxygène», un espace de liberté, qui permet de «tester, expérimenter, pousser nos propres limites. Pour moi, l’art, c’est ne pas accepter la réalité telle qu’on nous la présente. C’est rechercher d’autres perceptions, ouvrir des pistes, des horizons. C’est de l’espoir qu’on peut transmettre.»

Posté le par Eric dans Portrait Déposer votre commentaire

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