Chuck Berry, l’insupportable roi du rock (4)

Au plus fort des années 1950, Chuck Berry incarne l’essence du rock’n’roll naissant et signe une vague de tubes qui marquent toute une génération. Dans l’antichambre de sa gloire passée, il joue encore dans un club de Saint-Louis, un mercredi par mois.
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par Christophe Dutoit

Contrairement à Jimi Hendrix, Kurt Cobain ou Daniel Balavoine, Chuck Berry n’a pas eu la décence de mourir en pleine gloire. Non, ce pionnier du rock’n’roll vit toujours. Et, du haut de ses 87 ans, il donne encore des concerts, un mercredi par mois, au Blueberry Hill de Saint-Louis (il y jouait d’ailleurs hier soir). Mais, si le vieux monsieur ne fait plus la une des journaux depuis belle lurette, c’est qu’il n’est que l’ombre de lui-même. En effet, à force de livrer des prestations chaotiques, avec un groupe de bras cassés, il a fini par lasser son plus fidèle auditoire. Bien qu’il soit une légende vivante de la musique, sa fin de carrière peut être résumée en un mot: pathétique. Cette triste image tranche avec la vigueur du gaillard au tournant des années 1950. «Plus encore qu’Elvis Presley, Chuck Berry incarnait le côté primal, décomplexé et sexuel du rock», écrit John Collis dans une biographie sans concession*.

Né en 1926, Charles Edward Anderson Berry grandit sur Goode Avenue, à Elleardsville, l’un des quartiers noirs les plus huppés de Saint-Louis, Missouri. Son père travaille dans une minoterie et tient le rôle de prédicateur laïc à l’église baptiste du pâté de maison. Sa mère joue du piano et chante dans le chœur.

Petite frappe notoire, le jeune Chuck participe à plusieurs hold-up à l’été 1944 qui lui valent trois ans de maison de redressement. Au sortir du mitard, il vit de petits boulots, travaille dans un salon de coiffure ou comme concierge dans une station de radio, où il achète, en 1950, sa première guitare électrique pour 30 $ (en six versements). Très vite, il troque cette vieille guimbarde contre une Gibson ES-335 rouge et améliore son jeu, grâce à «ses doigts étonnamment longs et délicats qui couvrent sans difficulté une octave et qui génèrent un gloussement de poulet en appuyant sur deux cordes à la fois».

Dans un bouge de Saint-Louis, le bel audacieux rencontre Johnnie Johnson, pianiste de boogie-woogie qui l’engage dans son groupe pour quelques billets verts la soirée. Très vite, il prend les rênes de ce combo et, en 1955, il enregistre un premier titre pour le label Chess Records. Malgré les trente-six prises nécessaires, Maybellene fait un carton dès ses premiers passages en radio et se classe à la première place des charts rhythm & blues.

Sur scène, «sa présence physique impose le respect. Sa maigreur d’ascète, son mètre huitante-huit, ses pommettes saillantes et sa peau d’ébène lui confèrent un impressionnant charisme». L’appétit de gloire et d’argent de Chuck Berry stimule sa frénésie créatrice. En quelques mois, il écrit l’histoire aux côtés de Jerry Lee Lewis, Eddie Cochran, Little Richard, Buddy Holly ou Gene Vincent.

Pas très rock’n’roll
Paradoxalement, Chuck Berry ne mène pas vraiment une existence rock’n’roll. Il ne boit pas d’alcool, ne consomme pas de drogues (à peine une taffe de marie-jeanne). Seul son goût prononcé pour les femmes, surtout très jeunes et si possible à la peau blanche, le rapproche de «la norme». «Il était avant tout un homme d’affaires avisé, qui négociait âprement ses contrats et qui investissait sa fortune dans l’immobilier», décrit John Collis. 
On raconte que, lors d’une tournée en Angleterre, l’Avare a lu dans les pages financières d’un journal que le dollar avait baissé par rapport à la livre sterling: il refusa de monter sur scène tant que son contrat n’était pas renégocié pour compenser cette perte…

Lors d’un concert au Paramount de Brooklyn, Chuck Berry met un premier pied dans la légende. «J’ai commencé à faire le “pas du canard” pour cacher les faux plis de mon costume. J’ai été ovationné, alors j’en ai conclu que ça plaisait au public. Je l’ai donc refait, encore et encore.» Sûr de son charme, entertainer hors pair, doué d’un talent d’écriture sans pareil, il gagne soir après soir ses titres de noblesse. «C’est lui le roi du rock’n’roll», avoue Jerry Lee Lewis, un brin jaloux.

Vingt mois fermes Mais tout soleil a sa part d’ombre. Qualifié de guindé, d’arriviste, de radin, de menteur, Chuck Berry ajoute encore le terme de proxénète lorsqu’un tribunal le condamne à vingt mois fermes pour avoir entretenu une jeune fille de 14 ans dans l’un de ses clubs.

Le musicien passe ainsi la majeure partie de l’année 1962 dans la prison de Springfield, où il continue «d’étudier les rouages du métier» et, surtout, d’écrire une poignée de chansons bientôt incontournables: You never can tell, No particular place to go, Promised land.

De retour aux affaires, Berry repart seul sur la route. En effet, pour minimiser les frais, il demande aux organisateurs de lui fournir chaque soir un autre groupe. «Il ne livrait ni consignes ni indications à ses accompagnants (notamment Bruce Springsteen, avant son heure de gloire). Bien souvent, il ne se donnait même pas la peine de faire leur connaissance avant le concert.» Sans son fidèle lieutenant Johnnie Johnson, ses prestations deviennent de plus en plus médiocres, «du fait d’un mélange de petitesse, d’arrogance et d’un entêtement à flirter avec la catastrophe». Depuis une trentaine d’années et malgré quelques sursauts, Chuck Berry use son mythe jusqu’à la dernière corde de sa guitare.

Voyeur minable, il fait encore parler de lui en 1990, lorsqu’on apprend qu’il filme des femmes à leur insu dans les toilettes d’un de ses bars, notamment Sharon Stone. Lors de la perquisition qui s’ensuit, on retrouve chez lui des vidéos pornographiques dans lesquelles il se prend pour Rocco Siffredi avec des jeunes filles blanches. Une fin d’existence vraiment pathétique pour un si grand musicien…

* John Collis, Chuck Berry – Le pionnier du rock, Camion blanc, 2008

 

Ambassadeur dans l’espace

Lorsque Chuck Berry signe son premier tube en 1955, le rock’n’roll n’est sur les rails que depuis quelques mois. Les radios commencent à diffuser les chansons de Bill Haley (Rock around the clock) ou d’Elvis Presley, telle That’s all right (Mama). Mais le vrai boom n’aura lieu que deux ans plus tard, lorsque le guitariste de Saint-Louis décrit le rêve américain en trois minutes à travers l’histoire autobiographique d’un pauvre gosse qui fait son chemin grâce à son don pour la guitare. «Go Johnny go, go, go / Johnny B. Goode».

Calqué note pour note sur Ain’t that just like a woman de Louis Jordan et ses Tympany Five (1946), Johnny B. Goode devient l’une des chansons majeures du XXe siècle. Avec sa fameuse introduction, sa rythmique boogie-woogie et ses gimmicks de blues en si, elle s’envole même dans l’espace en 1977, à bord d’une sonde Voyager, comme ambassadrice des musiques terriennes. Depuis plus de cinquante ans, cette chanson a fait l’objet de toutes les reprises possibles, sublimées par Jimi Hendrix à Berkeley, massacrée par Elvis lors du Aloha from Hawaii, transformée en reggae par Peter Tosh. Les quadragénaires se souviennent, quant à eux, de l’improbable version de Marty McFly dans Retour vers le futur (1985), un hommage qui doit autant au maître qu’au guitariste d’AC/DC!

Rolling Stones et Beatles Dès les années 1960, les reprises de Chuck Berry ne se comptent plus. Au premier rang, les Rolling Stones se constituent un véritable répertoire autour de Come on, Memphis, Tennessee ou Reelin’ and rockin’, avec laquelle ils décrochent leur premier contrat chez Decca. Les Beatles ne sont pas en reste, avec leurs versions magistrales de Roll over Beethoven, Sweet little sixteen ou Rock’n’roll music. Alors que Simon & Garfunkel chantent Maybellene lors de leur célèbre concert à Central Park, David Bowie rend hommage à son idole avec sa version élégante de Round and round.

Le dernier fait de gloire de Chuck Berry remonte à 1986, lorsque Keith Richards, le guitariste des Stones, orchestra des concerts pour le soixantième anniversaire du rocker noir. Entouré d’Eric Clapton, Etta James ou Linda Ronstadt, Berry fait figure tant bien que mal, comme en témoigne le très éclairant documentaire Hail, hail, rock’n’roll, tournée à cette occasion. Jadis considéré comme l’une des plus grandes vedettes de la musique noire américaine aux côtés de James Brown ou d’Aretha Franklin, Chuck Berry restera dans les mémoires pour sa capacité à «se projeter dans l’esprit des adolescents des années 1950.» Admis au Rock’n’roll Hall of Fame lors de sa création en 1986, il fait partie de l’histoire. Malgré sa vie chaotique.

 

Ce qu’en a dit l’époque

«Chuck Berry est peut-être le personnage le plus remarquable de l’histoire du rock.»
Lillian Roxon (rock encyclopedia)

«Si l’important, dans le domaine de la musique populaire, se mesure en termes d’imagination, de créativité, d’intelligence et de capacité à donner à différentes expériences et sentiments une forme musicale et une influence durable, alors Chuck Berry est la figure la plus importante du rock’n’roll.»
Charlie Gillett

«Les paroles de Chuck Berry sont pleines d’autoglorification. Il est toujours en train de claironner qu’il est le plus malin et le plus rapide.»
Ian Hoare

«Chuck Berry me laisserait froid, même si j’étais incinéré à ses côtés. Chuck se fout de tout. Chuck ne pense qu’à lui. Je l’aime bien, mais j’ai de la peine pour lui, car c’est quelqu’un de très seul.»
Keith Richards, guitariste des Rolling Stones

«Il a toujours eu l’air d’être un brave type sur scène, tellement brave que le public ne lui tient pas rigueur de ne pas se souvenir de ses propres plans de guitare.»
Steve Picks

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