Marcel et Roger (8)

tubeokUne chanson, c’est une succession de sonorités qui se marient tant bien que mal à une mélodie. Dès lors, les mots qui la composent ne doivent pas seulement raconter une histoire, mais aussi, surtout, résonner à l’oreille.

De Gainsbourg à Noir Désir, de Capdevielle à Manset, nombreux sont les orfèvres du langage qui ont, au fond, moins cherché à écrire qu’à dire, qui ont privilégié la force de l’image au dogme du sens. Je ne comprends pas toujours (pas souvent) ce qu’un Manset veut dire, mais je le ressens très fort… Alors que je comprends le moindre mot de Guy Béart, mais que je ne ressens rien.

C’est ainsi et je ne veux rien y changer. Une bonne chanson ne naît pas forcément d’un assortiment de formules qui claquent juste, mais plutôt d’une ambiance, d’une élégance… D’une façon d’aller refaire la sale gueule du monde, que ce soit à la plume ou au marteau-piqueur. Car l’art est dans la manière, embrassant la forme et le fond, et réduisant leur vain combat en cendres. La preuve nous en est donnée par un grand méprisé de la chanson, l’immense Nino Ferrer, réduit à quelques succès potaches (Mirza, Le téléfon) moins bêtes qu’ils en avaient l’air, ou reconnu au gré d’un titre incontournable, Le Sud, alors que les chansons indispensables du résident de Montcuq (oui, je sais, c’est croustillant à l’oral) se comptent à la douzaine.

Nino Ferrer a un jour composé Marcel et Roger. Son texte n’est rien qu’une suite de 102 prénoms: «Marcel et Roger, Ferdinand Sébastien Basile Armand Raymond Florent Georges et Lucien… Marcel et Roger, Max Alex et Félix Guillaume Antoine Vincent Martin Marc et Cyprien…» Complètement idiot, pourriez-vous dire… Et pourtant, si vous faites l’effort de relire ces mots à haute voix, en les enchaînant assez vite, vous seriez étonnés.

Car Ferrer compose sa suite de prénoms d’une telle façon que la progression de la chanson est limpide, que les émotions affleurent. Essayez pour rire, prenez les prénoms, essayez de les assortir, déclamez-les l’un après l’autre, jamais vous n’obtiendrez la force paradoxale de ce texte sans objet. «Les mots, on leur fait dire ce qu’on veut», dit l’adage populaire.

Funeste ineptie! Les mots sont composés de sons qui, eux, se gravent dans l’âme et ne trompent guère. Les mots ne disent jamais ce qu’on voudrait qu’ils disent, voilà la vérité. Alors, à tout prendre, autant le dire joliment!

Michaël Perruchoud

Pour ces Francomanias, La Gruyère a proposé une carte blanche à Michaël Perruchoud, écrivain, éditeur et chanteur, cofondateur du site www.cousumouche.com

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