Ne pas confondre poésie et francophonie (6)

tubeokC’était un petit festival qui se nommait «Cinq nuits sans voir la terre» et qui se déroulait sur un vieux bateau amarré du côté du jardin anglais, à Genève. Cette année-là, une soirée thématique était consacrée à Amsterdam et à Jacques Brel. Des groupes en live se démenaient au sous-sol et, à l’étage, on projetait des concerts du maître en noir et blanc.

A côté de moi, un Australien fraîchement débarqué en Suisse, et dont les trois mots de français étaient «oui», «merci» et «bière». Il regardait patiemment l’écran et je le prenais en pitié, tentais de lui traduire quelques vers, de lui restituer le sens d’une chanson. D’un geste de la main, il me fit taire. Je voulus lui dire encore que Brel est un auteur important, il me répondit qu’il ne le connaissait pas, mais qu’il le savait.

Plus tard, au bar, je croirais comprendre. La présence scénique de Brel, ses expressions, sa gestuelle pouvaient transmettre des émotions au-delà des langues. Mon Australien concéda l’importance de l’image, mais c’est le texte, la manière de dire les mots qui l’avaient touché. «Je n’avais pas besoin que tu me dises le sens pour deviner la beauté de ce qu’il disait.»

J’ai gardé la phrase dans un coin de ma tête, même si je me souviens de l’avoir trouvée un brin stupide. Moi qui avais acheté un dictionnaire français-anglais pour, ligne par ligne, disséquer les textes de Leonard Cohen, je trouvais l’attitude un brin dilettante, presque méprisante pour les artistes des mots. J’avais tort. C’est bien plus tard que j’ai donné raison à mon Australien grâce à un rebelle russe brut de décoffrage, Vladimir Vyssotski, puis grâce à l’imparable Fabrizio De André qui ne peut être réduit à l’étiquette de Brassens transalpin qu’on aime lui coller. Vyssotski, De André… Des poètes. C’est l’élégance du phrasé, l’esthétique des syllabes qui me disaient leur talent.

Je n’éprouvais plus le besoin de comprendre, de me noyer dans le détail, de quêter la subtilité. L’élan me suffisait, et je me trouvais soudain bien sot d’avoir pinaillé sur Cohen. La manière dont ils agençaient les mots, la vérité qui émanait de leur chant ne pouvaient me tromper sur ce qui s’y trouvait… Ou alors leurs seules qualités d’imposteurs mériteraient d’être saluées du chapeau. La poésie se situe bien au-delà du sens, c’est pour cela qu’elle se fiche des langues, des traducteurs et de la pesanteur des dictionnaires. C’est pour cela qu’elle nous emporte, nous dépasse, et qu’il est si bon de s’y noyer.

par Michaël Perruchoud

Pour ces Francomanias, La Gruyère a proposé une carte blanche à Michaël Perruchoud, écrivain, éditeur et chanteur, cofondateur du site www.cousumouche.com

 

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