Un dernier lever de rideau pour un hommage au théâtre

Gisèle Sallin et Véronique Mermoud quittent le Théâtre des Osses, qu’elles ont fondé en 1979, sur un hommage à leur art: Rideau! se joue dès demain et jusqu’à la fin mars.SallinMermoud
Par Eric Bulliard
Ce 9 février, le Théâtre des Osses dévoilera Rideau!, la pièce de Gisèle Sallin qui marque les adieux des fondatrices du Centre dramatique fribourgeois. La metteure en scène rend hommage au théâtre en proposant un voyage à travers les genres, les époques, les personnages, les auteurs…
Aux côtés de la cofondatrice Véronique Mermoud, dix comédiens qui ont marqué l’histoire des Osses seront sur scène, comme Yann Pugin, Yves Jenny, Anne-Marie Yerly, Anne Jenny, Olivier Havran, Anne Schwaller…

Avant d’écrire Rideau!, avez-vous eu la tentation de monter une œuvre existante pour votre dernière pièce aux Osses?
Véronique Mermoud: Gisèle avait cette idée, mais je lui ai dit: «Il faut que tu fasses quelque chose de plus original. Ecris sur tes trente-cinq ans de mise en scène, pour laisser une marque.» Elle a joué le jeu, en se mettant devant sa page blanche, tous les matins, de 6 h à 8 h, pendant une année et demie. A la fin, elle m’a présenté Rideau! et je l’ai trouvé formidable.

Etes-vous d’emblée partie sur cette idée d’hommage au théâtre?
Gisèle Sallin: Je n’avais aucune intention, aucune volonté particulière. J’ai laissé les choses venir, sans pression, jusqu’à ce que ça constitue un matériau que je pouvais montrer. Au départ, il n’était pas évident que le texte se profile sous la forme d’un spectacle. Ça s’est trouvé en cours de route. Parce que mon métier est de monter un spectacle, pas de faire de la théorie sur le théâtre.

Les acteurs sont des spécialistes de la langue. Ceux qui ont vingt ou trente ans de métier connaissent le français d’aujourd’hui, mais aussi celui du XVIIe, du XVIIIe. Ils sont les seuls à pratiquer le français de toutes les époques

C’est donc au fil de l’écriture que sont remontés des souvenirs, des personnages et des auteurs marquants…
G.S.: En écrivant, tout à coup j’avais un bout de scène. Un autre jour, j’avais écrit un rêve. Ou  un personnage venait et je me demandais ce qu’il voulait dire… J’ai suivi ce fil intuitif.
V.M.: Elle s’est laissée porter. Elle me disait: «Tiens, pourquoi j’ai mis Sophocle?» L’instinct jaillissait, de manière très étrange.
G.S.: Par exemple, Maître Jacques, ce valet de L’Avare. Longtemps, je voyais qu’il voulait entrer en scène, mais pour dire quoi?
V.M.: Et tout à coup, elle l’a fait parler avec Cassandre, pourquoi?
G.S.: Maintenant, je le sais, parce que ce sont deux personnages qui disent la vérité: de la comédie pour l’un, de la tragédie pour l’autre. Ils ont une rencontre à travers le théâtre et le temps.

L’idée est aussi de rendre hommage aux artisans qui font le théâtre…
G.S.: Trente-cinq ans de mise en scène, pour moi, c’est vraiment être dans l’atelier de répétition. Un atelier passionnant, parce que tu es avec du texte, avec les auteurs, avec les acteurs, avec tout le côté visuel, la partie picturale, le monde du costume, le masque, les éclairages, les tableaux d’ensemble, les scènes à deux, à trois, la comédie, la tragédie… Et toutes les époques: les acteurs sont des spécialistes de la langue. Ceux qui ont vingt ou trente ans de métier connaissent le français d’aujourd’hui, mais aussi celui du XVIIe, du XVIIIe. Ils sont les seuls à pratiquer le français de toutes les époques.
V.M.: Ton hommage au théâtre est aussi un hommage aux acteurs. Et on voit ta façon de travailler, de te laisser emporter dans les époques, ainsi que tes prises de position de femme politique d’aujourd’hui. Dans tes mises en scène, même si tu es au XVIIe siècle avec Molière, tu nous relies toujours au modernisme. Ceux qui connaissant bien Gisèle sauront que c’est elle et verront comment elle travaille. Les autres feront un voyage ludique à travers les émotions et plusieurs formes de théâtre.

Je n’ai aucune volonté, si ce n’est de donner ce que je peux ressentir de l’intérieur, en ayant occupé cette place pendant trente-cinq ans, assise dans le noir.

Il n’est donc pas nécessaire d’avoir les références pour apprécier la pièce?
V.M.: Je pense même que les gens qui ne les ont pas se laisseront plus emporter que les grands intellos: eux auront les références, mais comme on ne les nomme pas, ils vont trouver à redire… Il faut surtout se laisser emporter et ne pas intellectualiser… Gisèle a toujours travaillé avec les émotions, pas avec l’intellect.
G.S.: Ça rejoint le fait que je n’ai pas de volonté de justifier mon parcours ou d’expliquer le théâtre. Je n’ai aucune volonté, si ce n’est de donner ce que je peux ressentir de l’intérieur, en ayant occupé cette place pendant trente-cinq ans, assise dans le noir. Donner ce ressenti… pour faire plaisir. J’espère que ça fera plaisir!

Peut-on y voir une volonté de défendre un art ou une certaine forme de cet art que vous estimeriez en danger?
G.S.: Non, mais il y a des idées sur le théâtre qui sont véhiculées. Sur le fait, par exemple, que l’on est dans un monde complétement matiéraliste. Mais ce matérialisme menace tout le monde, pas seulement le théâtre.
V.M.: Il y a quelques idées lancées, des prises de positions, mais elle ne s’étale jamais en faisant des théories ou en donnant des leçons. Les gens prendront ou pas. Il y a par exemple une scène où trois acteurs parlent en se disant qu’il faudrait faire des troupes, mais c’est tout.SallinMermoudbis

On va croiser des auteurs qui n’ont jamais été montés aux Osses: évoquer Pirandello et Tchekhov, est-ce une forme de regret de ne jamais les avoir montés?
G.S.: Non, parce que j’ai 65 ans et que si je travaillais pendant encore quinze ans, je me retrouverais à 80 en me disant c’est dommage de ne pas avoir monté cette pièce de Dürrenmatt que j’aime bien, ni celle-ci de Molière, ni Pirandello. Je n’ai strictement aucun regret… ou j’en aurais toujours!

Comment avez-vous effectué la distribution? En choisissant des comédiens qui ont compté pour les Osses?
V.M.: Nos fidèles, oui. Le seul petit nouveau, c’est Yves Adam, qui n’a jamais travaillé avec nous. On l’a rencontré dans Léonce et Léna et c’est un garçon magnifique, qui est aussi un homme de troupe, généreux de sa personne. Sinon, Yann Pugin est un vieux compagnon de route, Yves Jenny était déjà au tout début, Olivier Havran, Xavier Deniau et Tane Soutter, Sylviane Huguenin-Galeazzi, De Bemels… Il manque malheureusement notre ami Roger Jendly, qui n’était pas libre.

Comme il s’agit d’une pièce particulière et de votre dernière aux Osses, le travail de création était-il différent?
G.S.: Comme j’ai écrit la pièce, je savais comment certaines choses fonctionnaient et ça allait parfois plus vite. Sur d’autres sujets, le travail de recherche était le même que quand on fait une création. Par exemple, on n’a pas pu avoir beaucoup d’anticipation pour le travail de l’atelier de costumes, qui était vraiment collé à la répétition, au fur et à mesure de ce qu’on trouvait.

Nous sommes des compagnons de route, nous avons du plaisir à nous retrouver là, tous ensemble pour ce spectacle de fin

Les comédiens qui s’expriment dans le dossier de presse parlent beaucoup de la joie qu’il y a eu dans le travail…
V.M.: Gisèle est la joie! Elle est un être profondément  joyeux, donc c’est difficile de faire la gueule avec elle… C’est rarissime qu’elle se mette en colère… Mais quand ça arrive, c’est terrifiant, elle terrorise tout le monde!
Parfois ça ne se passe pas aussi bien, parce qu’on s’engueule quand même, mais cette fois-ci, c’était extrêmement joyeux. Je pense aussi que les gens savent pourquoi ils sont là et sont touchés de faire partie de ce dernier parcours avec elle. Ça ne les rend pas triste, mais joyeux: ils ont envie de défendre ce spectacle avec bonheur.
G.S.: Il faut dire qu’on a des scènes de comédie, aussi! On s’est bien marré.
V.M.: Oui, mais même quand c’était plus ardu à trouver les mouvements, avec Tane Soutter, ils ont été tellement patients. Des heures de travail pour refaire un mouvement et ils n’ont jamais perdu leur joie.
G.S.: Nous sommes aussi des compagnons de route, nous avons du plaisir à nous retrouver là, tous ensemble pour ce spectacle de fin. Il y a un enjeu, une motivation particulière et peut-être, de mon côté, un lâcher prise. Je n’ai rien à prouver: mon travail est derrière moi.

En suivant une répétition, on est frappé par ce travail de précision, de rigueur…
V.M.: Gisèle est extrêmement rigoureuse, elle ne lâche rien. Tous les metteurs en scène ne sont pas comme ça. Et toute l’équipe a très à cœur d’essayer d’être parfait, à travailler dans ce sens-là… On le fait pour elle, parce qu’on l’aime!

Avez-vous toujours eu cette exigence? S’est-elle accentuée ou au contraire estompée avec les années?
G.S.: Je crois que je l’ai toujours eue… J’ai travaillé avec des pointures, je me suis frottée à Jean Gillibert, à Benno Besson, à Maria Casarès… J’étais pas avec des touristes! Si je les ai rencontrés et que je suis restée avec eux un certain temps, c’est parce que je cherchais cette rigueur et pour approfondir mes connaissances à leurs côtés.
V.M.: Et comme j’étais aussi assez exigeante dès le départ, nous avons a essayé d’entraîner tout le monde là-dedans… Nous sommes très exigeantes toutes les deux!
G.S.: Et c’est insupportable! Invivable!

Dans la pièce, vous dites que réussir une bonne mise en scène «c’est avoir du bol»: est-ce une boutade?
G.S.: Oui, parce que juste avant l’éclairagiste dit que quand il réussit une lumière, il a toujours l’impression d’avoir du bol… Mais le facteur chance existe, comme pour tout le monde: un peintre qui, tout à coup, se trompe dans un mélange de couleurs et découvre un résultat fantastique. La part de hasard existe dans la création… comme partout: le petit coquelicot qui pousse tout seul sur la voie de chemin de fer, c’est un coup de chance!
V.M.: Mais c’est quand même une boutade… après elle explique qu’il faut être dans l’axe. Il y a du hasard dans la mise en scène: je me souviendrai toujours quand on a monté L’Orestie d’Eschyle, Gisèle et Olivier Havran, qui jouait Agamemnon, travaillaient depuis une semaine sur une réplique… Ils n’arrivaient pas, travaillaient d’arrache-pied tous les jours… A un moment, Olivier en avait tellement ras-le-bol, il était épuisé, qu’il s’est appuyé contre la façade… Et Gisèle a dit: «Vas-y!» c’est comme ça qu’elle a fait la scène. Chez lui, c’était un abandon, un ras-le-bol et toi tu as dit: «C’est ça!»…
G.S.:  Tout à coup, il n’était plus là, tellement il était fatigué. Et c’est ça, Agamemnon, à ce moment, après le génocide: il est ailleurs.

Nous sommes là depuis vingt-quatre ans, se dire qu’au mois de mai, nous n’y seront plus et savoir que c’est la dernière fois qu’on parle au public… C’est un adieu.

Ressentez-vous le même trac que pour une autre pièce, ou une tension supplémentaure du fait que ce soit la dernière?
V.M.: Je crois que ça va être bourré d’émotion et j’ai un peu les pétoches… Ce n’est pas tout à fait pareil: Nous sommes là depuis vingt-quatre ans, se dire qu’au mois de mai, nous n’y seront plus et savoir que c’est la dernière fois qu’on parle au public… C’est un adieu. Pour moi, c’est chaud, ça ne va pas aller si facilement. Je pense aussi que l’attente du public est importante, parce que beaucoup de gens nous adorent et ils sont un peu perdus. Ils nous l’ont dit et je pense que ça va être très émouvant.
G.S.: C’est une page qui se tourne pour nous tous, parce que l’histoire des Osses est vraiment liée au public. Les gens sont ici chez eux: quand on a fait les derniers travaux de la cafétéria, ils ont dit: «Ne nous foutez pas en l’air cette cafétéria!» C’est bien parce que c’est la leur! C’est merveilleux! Mais par rMermoudapport au travail, à la répétition, nous avons le même soin que pour n’importe quel spectacle. A part que ça va être le dernier qu’on va faire ici…
V.M.: Donc, il faut qu’il plaise! Nous avons toujours eu cette inquiétude, mais si ce dernier spectacle ne plaisait pas, ce serait dommage, on aurait raté notre coup. C’est le théâtre, on ne sait jamais! Nous avons tout fait comme d’habitude, nous sommes sincères, Gisèle s’est donnée complétement dans cette pièce, avec honnêteté, elle a ouvert son cœur, son esprit, son intelligence, sa mise en scène est magnifique, avec de belles scènes de tragédie, de comédie… Mais comme c’est de bric et de broc, est-ce que les gens vont y entrer? C’est les mystères du théâtre…

 Je ne trouve pas normal que des gens se s’accrochent à la tête des théâtres comme s’ils étaient à eux

Cet adieu aux Osses correspond-il à un adieu au théâtre? Avez-vous des projets?
V.M.: Pour moi, la suite reste ouverte. Je redeviens une actrice freelance. Si on me fait des propositions et qu’elles m’intéressent, je dirai oui. Si on ne m’en fait pas, je n’irai pas les chercher et si on m’en fait qui ne m’intéressent pas, vu mon âge, je dirai non. Je commence à être une vieille dame, j’ai 67 ans, une santé pas géniale, j’ai énormément travaillé, j’ai joué des rôles magnifiques… Je vais vers ma vieillesse et tranquillement vers ma mort: j’aimerais que ça se passe en paix
Il y a aussi des tas de choses à faire en dehors du théâtre que je n’ai pas forcément faites. Je reste ouverte, mais il faudra que ça me passionne vraiment. J’ai trop travaillé, j’ai eu tellement de joies, j’ai joué des personnages tellement incroyables, j’ai eu un public qui m’a suivi, tellement merveilleux… C’est incroyable ce que j’ai vécu, depuis l’âge de 15 ans!sallin
Il n’y a pas de nostalgie, parce que j’ai fait un parcours extraordinaire: j’ai créé un théâtre avec Gisèle et nous avons ouvert une région au théâtre professionnel, ce n’est pas donné à tout le monde…
G.S.: De mon côté, je suis en bonne forme, donc je veux en profiter pour faire un peu de ski, de marche, de vélo… Mais je reste metteure en scène, on verra ce qui se passe…
V.M.: J’imagine que nous allons faire des voyages, rencontrer des amis, refaire une vie sociale un peu plus normale.
G.S.: Disons que le théâtre ne sera plus le sujet principal. Il l’a été pendant cinquante ans! Je n’ai aucune frustration et je serai contente de ne plus avoir la pression de la responsabilité d’une institution.

Depuis que vous avez annoncé votre départ, il y a plus de deux ans, avez-vous toujours été persuadées que c’était la bonne décision?
G.S.: Oui. Nous sommes à la tête d’une institution publique, nous avons souhaité qu’elle le devienne. C’est un Centre dramatique et pas un théâtre privé. Il est donc normal qu’on prenne notre retraite, que l’institution soit prise en charge par des gens qui ont de l’expérience, mais aussi du temps devant eux. C’est une conviction de citoyenne: je ne trouve pas normal que des gens se comportent à la tête des théâtres comme s’ils étaient à eux, s’accrochent et crèvent au pouvoir comme Jean Paul II.
V.M.: L’argent est public, donc nous avons des comptes à rendre. Je pense aussi que ces deux ans ont été importants parce qu’ils ont permis à Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier de se préparer en connaissance de cause, sans pression. La passation s’est faite calmement, sans stress, de manière naturelle.

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Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier

Givisiez, Théâtre des Osses, du 9 février au 23 mars, vendredi et samedi 20 h, dimanche, 17 h. www.theatreosses.ch

Egalement à La Tour-de-Trême, salle CO2, vendredi 28 mars. www.co2-spectacle.ch

Posté le par Eric dans Théâtre Déposer votre commentaire

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