Cézanne, l’obsession Sainte-Victoire

Un lieu, une œuvre (8 et fin). Jusqu’à sa mort en 1906, Paul Cézanne ne cessa de peindre la montagne Sainte-Victoire. Tout à la fois un motif récurrent, un prétexte thématique à sa quête d’absolu et un enjeu formel qui servira de socle aux révolutions picturales à venir.saintevictoirea

par Christophe Dutoit

Le 15 octobre 1906, un orage éclate sur la montagne Sainte-Victoire, à quelques encablures d’Aix-en-Provence. Malgré la pluie battante, Paul Cézanne continue de peindre le cabanon de Jourdan jusqu’à s’effondrer, à bout de force. «On l’a ramené, rue Boulegon, sur une charrette de blanchisseur et deux hommes ont dû le monter dans son lit. Le lendemain matin, il se rend encore une fois dans son jardin pour continuer le portrait du jardinier Vallier et, le surlendemain, il écrit une lettre furieuse à son marchand de couleurs, car il n’a toujours pas reçu une commande de tubes.» Une semaine plus tard, le peintre succombe à une vilaine pleurésie. Comme Molière ou Chaplin, c’est en scène que Cézanne tire sa révérence. Il avait 67 ans.


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Après quelques années passées à Paris, le peintre était revenu marri dans sa Provence natale. Recalé aux Beaux-Arts en 1861, à cause – paraît-il – de son tempérament trop excessif, il fréquentait alors Pissarro à l’Académie Charles Suisse. En 1874, il montra la Maison du pendu lors de la première exposition des impressionnistes chez le photographe Nadar. Et ne reçut que de vives critiques…

«Gangrené par le romantisme»
Systématiquement refusées par le jury du Salon, ses toiles ne rencontrent que l’incompréhension du public. Cet admirateur de Wagner est alors «gangrené par le romantisme qui germait en lui», écrit à son propos Emile Zola, son ami d’enfance, natif lui aussi d’Aix-en-Provence.

Dans l’indifférence et la solitude, le peintre poursuit néanmoins son grand œuvre. «Je suis le primitif d’un art nouveau», dit-il sans ambages, tandis que des «enfants lui lancent des pierres comme à un chien errant lorsqu’il se rend à son atelier», témoigne le poète Rainer Maria Rilke.

A la sortie du roman L’Œuvre, Cézanne se reconnaît sous les traits de Claude Lantier, le peintre raté et suicidaire décrit par Emile Zola. C’en est trop!

L’année 1886 marque un tournant. Non seulement Cézanne épouse Hortense Fiquet, sa muse et sa maîtresse depuis dix-sept ans, mais surtout il hérite de la fortune de son père, un banquier, qui lui assure désormais une vie de bourgeois aisé. Un troisième événement l’ébranlera bien plus durablement encore. A la sortie du roman L’Œuvre, Cézanne se reconnaît sous les traits de Claude Lantier, le peintre raté et suicidaire décrit par Emile Zola. C’en est trop! Il se brouille avec son ami et perd – hasard heureux? – cette figure tutélaire qui le brimait sans doute trop.

«Comme une bête aux aguets»
C’est dans ce contexte que Cézanne s’attache à peindre la montagne Sainte-Victoire, ainsi décrite par Edmonde Charles-Roux: «Dressée au-dessus d’une tranchée et d’une colline ponctuée de buissons un peu fous, mais d’un beau vert, elle apparaît solitaire et inquiétante comme une bête aux aguets, une bête aux flancs abrupts tapie là, dans son haut repaire enrobé de lumière.»saintevictoirec

La lumière et la couleur, Cézanne en fait désormais ses thèmes de prédilection. Dès lors, «il aimera Sainte-Victoire sous tous ses angles et à toutes les heures du jour». Durant plus de vingt ans, il s’obstine à retourner sur ce motif, avec l’ambition de «faire du Poussin sur nature».

En effet, le peintre est très conscient de sa quête révolutionnaire, lui qui prêche que «celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille». Il cesse de copier servilement la réalité et opère une rupture brutale dans l’art de son temps: il distord les perspectives, il éclate les formes, il proclame «l’autocratie de la touche», comme l’analyse Jean-Roger Soubiran.

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En cette fin de XIXe siècle, Sainte-Victoire devient «l’enjeu de la représentation de la nature, l’enjeu de la peinture elle-même». Cézanne dépasse le carcan impressionniste. «Il arrive au vrai, non pas par le vraisemblable ou l’imitation, mais par l’autonomie de la forme», décrit Bernard Fauconnier.

Sa violence intérieure éclate au grand jour. Jusqu’en 1906, Cézanne peint inlassablement sa montagne de prédilection (44 huiles et 43 aquarelles) et «communique au spectateur, par l’intermédiaire de la couleur, la transe qui l’anime». En effet, à l’aide des diaprures qui font son originalité (légères modulations de couleurs entre le dessin et le modelé), il suggère le vent, la pluie, la touffeur.

Il ne connaîtra cependant pas le succès. Car sa glorieuse rétrospective au Salon d’automne de 1907 lui sera posthume.

 

Le peintre le plus cher au monde

Incompris et méprisé de son vivant tant par le grand public que par les autorités (il s’est vu refuser la Légion d’honneur en 1902), Paul Cézanne a très tôt été admiré par ses pairs. Sa vision de la peinture a en effet eu une grande influence sur ses successeurs, lui qui prétendait que «peindre signifie penser avec un pinceau» ou encore que «peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser ses sensations».

Les fauves (Matisse, Derain) se sont surtout intéressés à sa conception de la couleur, tandis que les cubistes (Picasso, Braque) ont tiré les leçons de sa période synthétique, lorsqu’il affirmait qu’il faut «traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône». L’auteur des Demoiselles d’Avignon dira d’ailleurs avoir compris avec Cézanne que «la peinture avait une valeur intrinsèque, indépendamment de la représentation des objets». Plus tard encore, le peintre d’Aix-en-Provence fut considéré comme l’un des précurseurs du mouvement abstrait (Kandinsky), bien qu’il se soit toujours défini lui-même au plus proche de la sensation du réel.

Salvador Dalí traita Cézanne de peintre «le plus maladroit, le plus catastrophique, celui qui a plongé l’art moderne dans la m…»

Dans ce concert d’éloges, une voix détonne toutefois. Celle de Salvador Dalí, qui, non sans un brin de provocation, traita Cézanne de peintre «le plus maladroit, le plus catastrophique, celui qui a plongé l’art moderne dans la m…».

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Un siècle après sa mort, l’Aixois est aujourd’hui consacré comme l’un des peintres majeurs de l’histoire de l’art, exhibé dans la plupart des grands musées. Prestige suprême, le tableau intitulé Payannet et la Sainte-Victoire, environs de Gardanne, 1885 – 1886, trône même dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, à Washington…ceza

Non content d’être l’un des peintres les plus admirés, Cézanne est, depuis 2012, l’artiste le plus cher au monde. En effet, Sheikha Al-Mayassa, la fille de l’émir du Qatar, a acheté l’une des cinq versions des Joueurs de cartes pour la somme record de 250 millions de dollars. Cette petite toile de 45 x 57 cm sera l’une des pièces maîtresses du Musée national du Qatar, qui devrait rouvrir à Doha en 2014.

 

A Aix-en-Provence, sur les traces de Cézanne

L’Office du tourisme d’Aix-en-Provence a bien compris l’attrait potentiel de la figure de Cézanne. Les visiteurs de passage dans la ville d’Emile Zola peuvent ainsi découvrir l’atelier des Lauves, son dernier lieu de travail (www.atelier-cezanne.com), mais aussi l’ancienne maison familiale connue sous le nom de Bastide du Jas de Bouffan ou les carrières de Bibémus, d’où il a peint plusieurs Sainte-Victoire (www.aixenprovencetourism.com). Par ailleurs, le Musée Granet expose, jusqu’au 13 octobre, des toiles de Cézanne dans son exposition Le grand atelier du midi.

Quant à la montagne Sainte-Victoire elle-même, elle se remet petit à petit du tragique incendie qui ravagea 6000 hectares de garrigue le 28 août 1989. Près du sommet (1011 m), son prieuré du XVIIe siècle reste un but de pèlerinage privilégié pour les randonneurs, la «plus curieuse de toutes les processions du monde», comme l’écrivait Stendhal en 1837.

 

 

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