Abbey Road, un salon des inventions

Un lieu, une œuvre (4). L’histoire des Beatles est intimement liée aux studios EMI situés sur Abbey Road, à Londres. Au point que les Fab Four donneront le nom de cette rue à leur ultime album.abbey

par Christophe Dutoit

Pour beaucoup, les Beatles se résument à Love me do, à la beatlemania entretenue par les journaux anglais, à quelques phrases choc («Nous sommes plus populaires que Jésus») ou au charisme trouble de ces «quatre garçons dans le vent» qui ont composé la bande-son des années soixante.

Derrière le nombre incroyable de tubes composés par le quartet de Liverpool se cache un attachement rare à leur studio, situé au 3, Abbey Road, au nord de Londres. Créé en 1931 par EMI, ce complexe a vu défiler aussi bien les orchestres symphoniques, le band de Glenn Miller que Cliff Richard & The Shadows.


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Les Beatles découvrent ces studios durant l’été 1962. Ils y enregistrent leurs deux premiers 45-tours à l’automne, avant de graver, le 11 février 1963, les dix chansons de l’album Please, please me, lors d’une unique session de douze heures, dans des conditions proches d’un concert. Telle était l’habitude en ce temps-là!

Très vite, les Beatles vont jouer des coudes avec la norme et s’octroyer de plus en plus de liberté. En quelques mois, John Lennon (1940-1980), Paul McCartney (1942), George Harrison (1943-2001) et Ringo Starr (1940) apprennent à domestiquer les techniques les plus récentes et font preuve de plus en plus d’audace lors des enregistrements.

En avril 1964, le groupe s’attaque à la chanson A hard day’s night et George Harrison éprouve mille difficultés à mettre en boîte son solo. Sans solution, le producteur George Martin trouve une idée de génie: il fait tourner l’enregistreur à mi-vitesse et double la piste de guitare en jouant les mêmes notes sur un piano désaccordé. A vitesse normale, le résultat est ahurissant et complètement novateur.

Du coup, les Beatles utilisent de plus en plus le studio comme un terrain de jeu. A partir d’accidents banals et certains que le hasard fait bien les choses, ils expérimentent toutes les innovations possibles. Lorsqu’ils enregistrent I feel fine, en octobre 1964, ils intègrent le larsen que vient de produire la basse de McCartney à travers le micro de la guitare de Lennon. Pour la première fois, ce «défaut» est publié sur un disque. Il sera largement copié.

Trouver de nouveaux sons devient le passe-temps favori du groupe. Sur Think for yourself, McCartney emploie une fuzz box pour que sa basse sonne aussi sexy que le Satisfaction des Stones. Un premier tournant a lieu au printemps 1966. Sous l’emprise de la marijuana, John Lennon passe une bande magnétique à l’envers et trouve le résultat formidable. Pour la chanson Rain, il enregistre ainsi le verset «If the rain comes, they run and hide their heads» et le joue à l’envers pour obtenir un bruitage halluciné.

De même, les quatre musiciens jouent avec les réactions du vari-speed, un outil qui permet de varier le défilement des bandes. Ils enregistrent ainsi les instrumentaux de Rain à une vitesse très rapide et ralentissent la bande pour donner une «lourdeur» particulière à la chanson.

Un son ample et profond
Pour Paperback writer, la face A de Rain, McCartney désire un son de basse comme sur les disques de la Motown. Pour ce faire, l’ingénieur du son Geoff Emerick transforme une enceinte en micro et la place directement devant le haut-parleur. Chose que personne n’avait faite auparavant, mais qui donne un son magnifiquement ample et profond.

Dans les travées d’Abbey Road, les Beatles ont tout goûté, y compris les drogues les plus diverses. Habitués à la picole et aux amphétamines dans les bars de Hambourg, ils se font initier à l’herbe par Bob Dylan, puis au LSD, très en vogue dans le Swinging London.

«Un après-midi de janvier, les quatre Beatles arrivèrent un peu stone – ce qui était devenu courant – mais excités, raconte Emerick dans ses mémoires. Ils avaient pris l’habitude de se rencontrer chez Paul en fin d’après-midi, où ils buvaient un thé. Sans doute ils fumaient un joint tandis que John et Paul peaufinaient les chansons en cours. Une fois terminées, ils les bossaient tous les quatre, apprenant les différentes parties, les accords, le tempo, avant d’aller en studio.»

A ce rythme, ils créent Tomorrow never knows, première chanson à utiliser des boucles (des bandes magnétiques collées), ancêtres des actuels samplers. Pour la voix, Lennon désire qu’elle sonne comme «le dalaï-lama psalmodiant depuis le sommet d’une montagne lointaine». L’ingénieur lui propose de chanter dans une cabine Leslie, un outil qui permet d’obtenir un son tournant. Et le tour est joué…

Malgré son plus grand âge, George Martin est friand de ces aventures et pousse ses poulains dans les cordes. Pour Being for the benefit of Mr. Kite, il demande à Emerick de lancer les bandes en l’air, puis de les recoller au hasard pour reproduire les sonorités de cirque demandées par Lennon.

En 1967, l’enregistrement de Sgt. Pepper’s lonely hearts club band marque un tournant. Non seulement il dure 129 jours, durant lesquels le groupe a – pour la première fois – le droit de travailler la nuit à Abbey Road, mais, surtout, il offre un terreau fertile à toutes les effronteries. Pour Strawberry fields forever, Emerick colle deux prises enregistrées à une semaine d’écart, jouées à des tonalités et des tempos différents. Personne n’y voit rien.

Re-re et repissage
Déjà testée lors des sessions de Revolver, le groupe utilisent la technique du re-re (re-recording en anglais), qui permet de transposer les quatre pistes d’un premier enregistreur sur une seule bande d’un second 4-pistes synchronisé. Il dispose ainsi de seize pistes séparées, un luxe auquel aucun musicien n’avait eu accès avant eux.

Chacun doit improviser à sa guise une montée cacophonique sur vingt-quatre mesures, de la note la plus grave à la note la plus aiguë de son instrument.

De son côté, Paul McCartney, le plus audacieux des Fab Four, recourt de plus en plus au repissage (overdub en anglais), avec sa basse Rickenbacker directement branchée sur la table de mixage. Ou encore à la technique du doublage automatique des pistes, qui permet de décaler légèrement la voix pour lui donner davantage d’ampleur. Bref, les Beatles inventent le b.a.-ba de tout ce qu’un ingénieur du son est censé savoir… aujourd’hui.

Durant les sept ans qu’ils passent finalement à Abbey Road, les Beatles n’ont jamais été à court d’idées. Le 10 février 1967, ils transforment le studio en un gigantesque salon (on compte Mick Jagger parmi les invités) pour jouer le pont d’A day in the life. Des faux nez sont distribués aux 41 musiciens classiques convoqués pour l’occasion. Le but: chacun doit improviser à sa guise une montée cacophonique sur vingt-quatre mesures, de la note la plus grave à la note la plus aiguë de son instrument. Aucun artifice technique innovant n’eut cours ce soir-là. Juste la bonne idée au bon moment. A l’image des Beatles.

Infos: www.beatlesbible.com

 

«Abbey Road», un disque mythique

S’il fallait n’en choisir qu’un, beaucoup de fans des Beatles emporteraient sans doute Abbey Road sur une île déserte. En effet, cet ultime enregistrement des Fab Four recèle un nombre incroyable de perles entrées dans l’histoire de la musique pop. A commencer par Come together, un hymne à la libération sexuelle composé par John Lennon, également auteur du planant I want you, très imprégné de sa muse Yoko Ono, et du sublime Because, une variation sur les premières notes de la Sonate au clair de lune de Beethoven. 

En très grande forme, Paul McCartney signe des chansons plus légères, à la limite de la parodie, telles Oh! Darling ou Carry that weight, au cœur d’un collage en forme de meddley, qui couvre l’entier de la face B. De son côté, George Harrison livre sans doute ses deux plus belles compositions Something et Here comes the sun, alors que Ringo Starr y va également de sa traditionnelle contribution, avec le sympathique Octopus’s garden.

Sorti le 26 septembre 1969, Abbey Road est resté dix-sept semaines au premier rang des charts anglais et onze semaines au sommet du Billboard américain. Le très sérieux magazine Rolling Stone le place au 14e rang des meilleurs albums de tous les temps (le 1er étant Sgt. Pepper).

Au-delà de l’aspect musical, ce disque est aussi devenu mythique grâce à sa pochette. Dire qu’il aurait pu s’intituler Everest, du nom de la marque de cigarettes que fumait l’ingénieur Geoff Emerick! Mais, plutôt que de s’envoler vers l’Himalaya, les Beatles ont préféré poser devant les studios d’EMI. Du coup, le disque s’est appelé Abbey Road, non sans ironie, car les Beatles n’appréciaient pas vraiment ces lieux austères. D’ailleurs, ce n’est qu’après son succès que les studios ont adopté le nom d’Abbey Road…
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Pour la pochette, Paul McCartney dessina un croquis du passage piéton situé devant la bâtisse géorgienne. Le 6 août 1969, le photographe Iain Macmillan se charge des six prises de vue. Trois aller-retour en quelques minutes, pendant que la police retient le trafic. L’image N°5 deviendra une icône mondiale, maintes fois plagiée et qui suscita bien des théories fumeuses.

VW Coccinelle et touriste américain
Certains en effet y virent la «preuve» de la mort de McCartney, le seul à pieds nus, le seul à fumer une cigarette, le seul à contretemps… Seule certitude: Paul Cole, le touriste américain sur la droite de l’image, ne pensait pas se retrouver comme simple figurant sur l’une des images les plus connues du XXe siècle. Tout comme cette VW Coccinelle, que les Anglais appellent beetle. Sans doute un clin d’œil.

 

«Un lieu très chargé»

«Les studios d’Abbey Road ont quelque chose de magique. Il en ressort une énergie incroyable, car le lieu est très chargé. C’est un peu ce que ressent un croyant lorsqu’il entre dans la chapelle Sixtine ou à Notre-Dame-de-Paris.» Musicien et producteur réputé à Fribourg, Sacha Ruffieux a eu deux fois la chance d’accéder au saint des saints.

«La première en 1996, durant mes études de prises de son à Londres. Un de mes profs avait bossé là-bas et il nous a fait la visite. La régie a été rénovée au moins dix fois. Mais sinon, tout est resté comme à l’époque.» Dans l’un des studios, il croise un type qui enregistre des voix. «On nous a dit que c’était un débutant, l’ancien chanteur d’un boys band qui tentait de faire son premier album solo. En fait, il s’agissait de Robbie Williams!»

La seconde fois, Sacha Ruffieux s’y retrouve pour finaliser l’album des Genevois de Make It Pink. «On a travaillé avec le gars qui a remastérisé les albums de Pink Floyd.» Coupable d’avoir vendu beaucoup de matériel mythique dans les années 1980, EMI a décidé de tout garder. «Du coup, les studios sont encombrés de matos. On en trouve partout, dans les ascenseurs, même dans les toilettes.»abbeyb

 

 

 

 

 

 

 

 

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