Josef Sudek, la lumière pour seul sujet

Un lieu, une œuvre (3). En pleine occupation nazie, Josef Sudek se condamne à l’intimisme de son atelier au cœur de Prague. Jusqu’en 1954, il photographie inlassablement sa fenêtre, à la recherche des infinies variations de la lumière.sudekwindow

par Christophe Dutoit

Il est écrit que Josef Sudek est mort sans souffrance le 15 septembre 1976. Six mois plus tôt, le Musée des arts décoratifs de Prague vernissait une grande rétrospective à l’occasion de ses huitante ans, une exposition testament qui le hissa au panthéon de la photographie mondiale. Lui, ce petit personnage froqué de guenilles et mal rasé, que les passants prenaient volontiers pour un clochard. Lui qui a sillonné la ville avec son trépied sur l’épaule et qui a gagné auprès de ses habitants l’illustre surnom de «poète de Prague».

Sans le savoir, Pierre Jean Jouve a écrit dans La Vierge de Paris (1946) un texte qui colle parfaitement à l’œuvre de Sudek:

Je ne vous parlerai pas d’ombre ni de jour
Ni de nuit superbe
Ni du sein de l’habitante des jardins
Ni de la guerre sourde des guerriers.

La vie de Josefa Sudka (sa graphie en tchèque) a basculé trois fois, d’une Guerre mondiale à l’autre. D’abord déclaré inapte au service, il est appelé en 1915 sous les drapeaux austro-hongrois. L’année suivante, sur le front italien, il charge sous le feu de sa propre artillerie. «J’ai hurlé: “A terre!” Mais personne n’entendait personne. J’ai senti comme une grosse pierre sur mon épaule. Autour de moi, tous les gars restés debout y étaient passés.»

Pour éviter la gangrène, les médecins lui amputent le bras droit. De retour à Prague, on lui propose un poste de fonctionnaire. Il refuse. Bien qu’il ne puisse plus exercer son métier de relieur. Durant les trois ans de sa convalescence, il retrouve le vieil appareil qui accompagnait son adolescence. Il photographie alors les rescapés, ses compagnons invalides qui ont eu davantage de chance que les autres.

Il nous montrait une série de photos sans faire de commentaires… N’est-ce pas merveilleux quand quelqu’un regarde des photographies sans rien dire?

«En 1921, il reçoit une bourse d’étude pour entrer à l’Ecole d’arts graphiques», dit laconiquement son curriculum vitae. Mieux, il reçoit l’enseignement de Karel Novak. «Il nous montrait une série de photos sans faire de commentaires… N’est-ce pas merveilleux quand quelqu’un regarde des photographies sans rien dire?» Ces images d’Edward Weston et de Minor White marquent un tournant. Dès lors, Sudek abandonne peu à peu les atmosphères pictorialistes qui ont baigné ses vues de la cathédrale Saint-Guy pour tendre vers une photographie pure et sans artifice. «Un maximum de détails pour un maximum de simplification», selon la théorie d’Alfred Stieglitz.

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Dix ans ont passé depuis sa blessure. Josef Sudek ne parvient pas à se défaire de cette dépression qui le ronge. A l’invite de l’Orchestre philharmonique, il suit la tournée italienne jusqu’au pied de la botte. En plein concert, il décide de retourner, non loin, sur les lieux de la bataille. «J’ai retrouvé l’endroit, mais mon bras n’y était pas.»

Pour se guérir de la guerre, il erre sans but et réapparaît deux mois plus tard dans sa ville. «Depuis ce moment-là, je ne suis plus jamais allé nulle part. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais.»

«Combler le fossé»
«Après son amputation, Sudek s’est senti éloigné du reste de l’humanité, raconte son ami le docteur Peter Helbich. Sa photographie est devenue un moyen de combler ce fossé.» En contrebas du château Hradcany et du célèbre pont Charles qui enjambe la Vltava, il loue une cabane en bois au centre d’une cour intérieure. Comble du luxe, il y fait installer l’électricité. Là, il photographie pour la publicité, mais vit comme un ascète. «Dès que j’avais assez d’argent pour payer le loyer et manger, je fermais mon atelier et je photographiais pour moi-même.»

Mais arrivent le IIIe Reich et son troisième basculement. En 1940, l’occupation nazie le confine à son atelier, le condamne à l’intimisme. «Dès le matin, la lumière parle et je l’écoute, sans plus me demander si je fais bien ou mal, si je ne suis pas ridicule», raconte Philippe Jaccottet dans La promenade sous les arbres (1957). A croire qu’il avait entendu les paroles de l’artiste…

Ce pommier chétif
Jusqu’en 1954, Josef Sudek photographie durant quatorze ans la même fenêtre de son atelier, qui donne sur ce pommier chétif et tortueux, désormais immuable compagnon mystique. Puis, à l’arrière-plan, des immeubles gris sombres allument leurs propres fenêtres le crépuscule venu.

Après avoir été conquis par un tirage contact de la cathédrale de Chartres, l’artisan abandonne définitivement toute forme d’agrandissement. Au contraire, il dégrade sa subtile palette de gris en autant de miniatures, de plus en plus souvent des tirages pigmentaires d’une infinie douceur.

Ses études sur le motif racontent le passage des saisons, l’éclosion de la nouvelle feuille, la neige qui s’amasse, les feuilles mortes, la condensation qui fait «couler des larmes de pluie le long de la vitre». La barrière entre le dedans et le dehors se matérialise selon la qualité du flou et de la transparence du verre. Qui est in, qui est out? chantait Gainsbourg…

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Il se sert de l’amoncellement d’objets hétéroclites qui envahissent son atelier pour poursuivre son expérience de la nature morte, à la fois obscur romantisme et éloge du silence. Nature morte? Pourquoi d’ailleurs ne dit-on pas «vie silencieuse», comme l’anglais still life?

Occupe-toi de saisir les ombres, le reste viendra tout seul.

Dans son atelier de la rue Ujezd, Josef Sudek vit à l’écart du monde. En solitaire, mais pas esseulé. Tous les mardis, il ouvre les portes de son antre et donne des «concerts» avec sa précieuse collection d’enregistrements classiques. Surtout la musique de son compatriote Leoš Janáček. On y vient pour causer, comme au temps des salons littéraires. Il y glane ce conseil d’un ami, qu’il appliquera à la lettre: «Occupe-toi de saisir les ombres, le reste viendra tout seul.»

Quête spirituelle obstinée
Obsédé par le chiaroscuro de Caravage, il met en scène un théâtre d’ombres et de lumières, à la fois inspiré des natures mortes de Chardin et de l’aridité élémentaire de Giorgio Morandi. Surtout, il poursuit une quête spirituelle obstinée, une voie rédemptrice pour vaincre son désespoir. Jusqu’à sa mort, sans souffrance, en 1976.

Josef Sudek, The window of my studio et Still lifes, Torst 

 

«La force interne du style»

A la question: qu’avez-vous fait durant la Seconde Guerre mondiale, Josef Sudek aurait répondu: «J’ai photographié ma fenêtre.» En effet, le photographe partage avec Flaubert l’ambition de se passer de sujet. «Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style», évoquait l’auteur de Madame Bovary.

Lorsque le poète de Prague s’obsède à photographier la fenêtre de son studio, il ne fait rien d’autre qu’éluder la question de la thématique. «Le seul sujet que Sudek a poursuivi toute sa vie est la lumière.»sudeklastrose

Dans la ville qui a vu naître l’inquiétante étrangeté de Kafka, les natures mortes de Sudek sont autant de ready-mades prêts à refléter cette capricieuse lumière, qui s’amuse avec la transparence en d’infinies variations. Jamais loin de l’estampe japonaise, les «contemplations» de Sudek causent des émotions intérieures. A moins qu’elles n’évoquent cette distorsion entre les mondes intérieur et extérieur, avec, en filigrane, cette interrogation existentielle: qui est «détenu» derrière la vitre de la fenêtre, cette «barrière indéterminée entre l’observateur et l’observé»?

Prague en panoramique
Après le départ de l’occupant allemand, le «poète de Prague» mettra encore dix ans avant de sortir de sa tanière. A l’aide d’un étrange appareil panoramique 10 x 30 cm, il s’attelle alors à sa série Praha panoramaticka, avec la même connivence pour sa ville qu’Atget pour Paris.

Il attend encore vingt ans pour exposer pour la première fois à l’Ouest, en 1974, à la prestigieuse George Eastman House de Rodchester (Etats-Unis).

Son œuvre, elle, est mondialement reconnue. En novembre 2010, Sotheby’s vend à Paris une Etude de nature morte pour la somme record de 300000 euros. Même en cinquante ans de labeur, Sudek n’aurait jamais gagné autant d’argent…

 

Goulasch, knedliky et pommier

Ah! Prague! Sa place Venceslas, sa vieille ville qui allie si bien gothique et Renaissance, son romantique pont Charles… Aujourd’hui, on y va aussi pour son goulasch et ses knedliky, à savourer avec une Pilsner Urquell à juste température. A tort, on s’y rend plus rarement sur les traces de Josef Sudek.sudekujezd

Au 30, rue Ujezd, on entre dans un immeuble sans charme, on se faufile dans le corridor. Puis, si la chance est avec nous, on débouche sur une cour intérieure qui, se dit-on, cache vraiment bien son jeu. Là, au milieu de la végétation, le Saint des Saints. Reconstruit en 2000 après un incendie, l’atelier de Josef Sudek accueille des expositions de photographie contemporaine, principalement de jeunes artistes tchèques. A travers la fenêtre, on jette un regard furtif et presque inquiet. Et si le frêle pommier était toujours là? Eh bien non! Tant pis…

Infos: www.sudek-atelier.cz

Liens utiles:
http://www.sensunic.net/?p=5644
http://www.people.fas.harvard.edu/~sawyer/Sudek.htm

 


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