Salzani, l’équilibrartiste

Peintre et sculpteur établi à Riaz, Flaviano Salzani expose jusqu’au 23 septembre à la galerie de La Schürra, à Pierrafortscha. A 55 ans, l’artiste prend le prétexte du cirque pour livrer sa vision d’un monde où se mêlent naïveté et onirisme.

par Christophe Dutoit

«Je suis plus grand que Picasso (…)» Sortie de son contexte, cette phrase peut paraître énigmatique. Elle est arrivée vers la fin de la conversation, comme tombée de nulle part au milieu de son atelier, dans l’ancienne usine Guigoz, à Vuadens. Après quatre heures de discussion. «Je suis plus grand que Picasso. Exactement un centimètre.» Juste en la disant, Flaviano Salzani vous a regardé droit dans les yeux. Puis il a éclaté d’un rire contenu, presque silencieux. Comme l’enfant qui a réussi sa farce.

A l’image de son œuvre artistique, cette boutade est bien moins naïve qu’il n’y paraît. Elle est la marque d’un homme – le petit bonhomme de ses sculptures, sans doute – féru de peinture et qui, par ce biais, rechercha longtemps la reconnaissance

Cette légitimité, il l’a poursuivie depuis son enfance à Courtepin, avec ses sœurs jumelles, sa maman gruérienne et son papa qui quitta son village dans les montagnes au-dessus du lac de Garde pour devenir cordonnier à Fribourg. «Je me souviens de son atelier. Il ressemblait au mien.» Flaviano Salzani soupèse chaque mot. De temps à autre, il roule une cigarette, qui s’éteint après deux taffes. «Mon père était curieux de tout. Il avait des combines, il recyclait le cuir, il tissait lui-même sa corde sur son genou.»

Les souvenirs resurgissent de sa boîte de Pandore: «Il me parlait italien. Moi je lui ai appris le français. Il a voulu s’intégrer, presque trop.» Salzani marque un temps d’arrêt, cherche l’image adéquate. «Sa vie, c’était un peu de la survie. L’hiver, il n’allait pas à la forêt, car il n’y avait rien à y cueillir. Mais on a toujours eu de la pasta, du riz et de la polenta sur la table.»

«J’aimais bien Dali»
Gamin, Flaviano Salzani «bricole» dans l’atelier paternel au milieu des fortes odeurs de cuir frais. Il dessine. «J’aimais bien Dali. J’ai commencé à l’imiter. Je faisais des tentatives dans les carnets de souvenirs qui circulaient à l’école. D’ailleurs, j’ai toujours été étonné par le décalque. Tu traces exactement tous les traits et, quand tu enlèves l’original, ton dessin ne lui ressemble pas du tout.»

A l’âge de 12 ans, Flaviano Salzani expose ses dessins dans une boulangerie, à Fribourg, près du Lucullus. «J’aimais dessiner. Mais je n’ai jamais vraiment su. Je ne suis jamais arrivé à faire juste les perspectives. Il m’a fallu quarante ans pour l’accepter.» Après avoir vu la vache Villars au bord d’un terrain de foot et Eurêka, la sculpture de Jean Tinguely à l’Exposition nationale de Lausanne en 1964, il se décide pour l’art. Ou, devrait-on dire, il se sacrifie à l’art. «En plus, je ne voulais pas d’un travail salissant. C’est raté.» Aujourd’hui, Salzani se plaît à dire qu’il n’a pas fait les Beaux-Arts, «mais l’Académie de Courtepin». Finalement, il apprend le métier de décorateur, aux Arts et Métiers de Vevey.

Puis il vit de petits boulots, expertise des voitures, décore des biscômes pour la Saint-Nicolas, coupe des rideaux ou vend même des judas à des personnes âgées, après leur avoir «foutu la trouille». Mais il réalise aussi des décors de théâtre, pour Les noces de Stravinsky à L’Octogone ou Divico et César aux arènes d’Avenches.

Dans ses jeunes années d’adulte, il vit également une sale période, entre abus toxiques, crise mystique et rejet de l’autorité ou de la religion. «La peinture a permis que j’arrête de me consumer.» La famille, elle aussi, le stabilise. «Ça fait trente ans que je connais mon épouse. Les phéromones opèrent toujours…»

Au rythme du boulanger
Le jour, Flaviano devient alors papa au foyer de Fausto et Leo. La nuit, il adopte le rythme du boulanger, tapi dans son atelier. «Les moments de création sont courts. Après, je m’astreins au travail.» Sa boulimie n’a pas de limite. Plus d’une centaine d’expositions s’enchevêtrent sur son C.V. «J’aime bien ce partage, qui me permet de me détacher de mes pièces, de les oublier, de ne pas les refaire. Dès que quelqu’un les acquiert, elles n’ont plus besoin de moi.» A tel point qu’un jour un monsieur lui a acheté une pièce «pour la détruire, au prétexte qu’elle n’avait pas sa place ici».

Il lui arrive, aussi, de ne pas être content d’une sculpture. «J’apprécie qu’elle me nargue, avoue-t-il. Le décorateur reprend alors le dessus, pour rattraper l’objet.» Même si certaines finissent en gravier dans le jardin, après que le marteau eut rendu son verdict fatal. Depuis une vingtaine d’années, il poursuit sa route, de galères en succès, comme sa série Ivre Vivre Venezia, sacrée par une exposition à Europ’Art, en 2007. «J’étais à la recherche de reconnaissance et je l’ai trouvée.» Après une solide insolation et un mois passé entre 42°C et 44°C de fièvre, il s’agenouille sur des feuilles à même le sol de son atelier et «transpire» cette expérience sur le papier. Sublime.

J’ai beaucoup de doutes et… quelques certitudes, des petites réponses que j’oublie vite. En tous cas, je ne fais pas de la peinture pour me soigner. Pour ça, il y a des pastilles.

«Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Pourquoi? Je n’en ai aucune idée. Mais je sais que le public n’est pas dupe. Sauf les cons. Ou certains, qui ont la décence de ne rien dire.» Sous ses airs timides, Flaviano Salzani affiche un sacré tempérament. «J’ai beaucoup de doutes et… quelques certitudes, des petites réponses que j’oublie vite. En tous cas, je ne fais pas de la peinture pour me soigner. Pour ça, il y a des pastilles.»

Agé de 55 ans, le Riazois retrouvera son atelier au terme de l’exposition à La Schürra. Au mur, une sculpture confectionnée avec les souliers de ses enfants (référence toujours à son papa cordonnier) attend d’être montrée à Nuithonie. Dans sa ligne de mire, une exposition au Musée gruérien, avec Baroncelli et Cesa. Pour exorciser cette Italie qui file entre ses doigts comme le sable du bord de l’Adriatique. «J’ai en tête des souvenirs déformés par le temps.» Imaginez une colonie de vacances à Rimini chez des nonnes catholiques qui hurlent leurs ordres dans des porte-voix. Comme dans un film de Fellini.

«De toute façon, la peinture n’est qu’une petite partie de ce que je fais, dit Flaviano Salzani. Pour amuser mes mains…» Que fait-il le reste du temps? «Je passe ma vie à exister.»


Trois objets pour en dire plus long

Le café
Serré, sucré et servi dans un gobelet en plastique, le café (italien forcément) est indissociable de l’univers de Flaviano Salzani. «En fait, je déteste son odeur. Comme le fromage, c’est un goût que j’ai appris à aimer. Il faut que je l’aie en bouche». Au maximum deux gorgées. «A la maison, je n’aime pas que quelqu’un boive le café avant moi. Ça m’énerve qu’on puisse être debout avant moi. Un peu comme mon père.»

Le fil
«J’ai toujours adoré me demander combien de mètres de fil il y a dans une bobine.» Flaviano Salzani n’aime ni souder ni utiliser de la colle. «Mais j’adore ligaturer, faire des nœuds, dessiner des figures avec un bout de corde, un câble ou un fil de fer.» Il avoue même avoir été accro au tricot. «La première chose que j’ai su faire? Une tour Eiffel.»

Le tiroir fourre-tout
«Je n’ai jamais été capable d’avoir une boîte de vis complète», explique l’artiste en pointant son tiroir fourre-tout. «C’est mon désordre à moi. Ça me calme de devoir chercher deux vis identiques. Et quand je trouve la troisième, je la mets de côté pour la prochaine fois. En y réfléchissant, je passe beaucoup de temps à chercher. C’est ma manière de me retrouver.»

 

Se réconcilier avec l’enfance

Vrai ou faux souvenir? «Quand j’étais ado, je dessinais des clowns que j’envoyais à Frédy Knie dans l’espoir qu’il en fasse l’affiche de ses tournées, raconte Flaviano Salzani. J’ai toujours bien aimé le cirque. C’est un monde où tu as le droit de faire des choses pas permises dans la vie…» Pour la seconde fois après 2008, l’artiste gruérien expose à la galerie La Schürra, à Pierrafortscha. Nonante tableaux et sculptures autour du cirque, un thème qui le titille depuis plusieurs années.

Comme à son habitude, Flaviano Salzani décline son petit monde onirique en autant de saynètes faussement naïves. Son rouge carmin est toujours omniprésent, tout comme ses dames rondelettes, en équilibre sur des moyens de locomotion improbables. Et toujours, ses intrusions de l’écrit, par mots jetés en titre (L’acrobatiste, L’affabuleuse), pour tracer autant de pistes vers la réconciliation avec le monde de l’enfance. Un monde de cercles (le cerceau du funambule, le rond de sciure), d’étoi-les en brillants, de rayures (le renne, animal fétiche de Salzani, s’est ici mué en zèbre).

Peu à peu, le Riazois renoue avec la couleur. Mais, souvent, le blanc l’emporte encore, un blanc de l’effacement, de la disparition de la trace originelle. Côté sculpture, Salzani utilise de plus en plus le bois, une nouvelle contrainte. «Certains pensent que sculpter, c’est enlever de la matière. Moi, j’aime bien en rajouter.»

Pierrafortscha, galerie de La Schürra, jusqu’au 23 septembre (ve, sa, di, 14 h-18 h). Flaviano Salzani, Cirque, catalogue de l’exposition.

 

 

 

 

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