Tintin, au clair de la ligne

Quel est le héros de bande dessinée le plus populaire du XXe siècle? Tintin évidemment, le reporter du Petit Vingtième, qui ravit les lecteurs de 7 à 77 ans depuis le début des années 1930. Sixième épisode de notre série sur les dessous des chefs-d’oeuvre grand public.

 

par Christophe Dutoit

Il s’est vendu plus de 240 millions de tomes des Aventures de Tintin depuis le début des années 1930.  Les 24 albums officiels (dont un inachevé) ont été traduits dans une centaine de langues et de  dialectes, dont le patois gruérien (L’Afére Tournesol, en 2007). L’univers d’Hergé a été transposé au cinéma, à la télévision, en dessins animés, au théâtre. Et, pas plus tard que l’hiver dernier, Tintin a eu les honneurs d’une imposante exposition au Grand Palais, à Paris. En un mot, le reporter à la houppe blonde est devenu un personnage majeur du XXe siècle. Et pas seulement dans la francophonie.

Revenons en arrière. Né le 22 mai 1907 dans la banlieue de Bruxelles, Georges Remi est, selon ses dires, un enfant turbulent, qui ne trouve l’assagissement «qu’avec un crayon à la main et un bout de papier». Il passe une enfance «grise» dans une famille de la classe moyenne catholique. «A 7 ans, je griffonnais des historiettes sur un gamin des rues. Dans la classe, à l’heure des maths, je remplissais mes cahiers de gribouillages, que je dessinais déjà sous forme suivie, à l’horizontale.»

Adolescent, Georges Remi entre chez les scouts et prend le totem de Renard curieux. Ces joyeuses années le marquent durablement. Plus tard en effet, il publie ses premières «planches de gags» dans le Boy-Scout belge. Et, en juillet 1926, il croque sur la double page centrale du journal les  extraordinaires aventures de Totor, C. P. des Hannetons.

L’élan est donné. Deux ans plus tard, après son service militaire, le jeune homme de 21 ans est engagé au journal Le Vingtième Siècle et se voit confier la responsabilité du nouveau supplément hebdomadaire destiné à la jeunesse, Le Petit Vingtième. A l’injonction de l’abbé Norbert Wallez, directeur du quotidien, il prend pour héros un jeune reporter et son inséparable fox-terrier (un journaliste qui n’écrit d’ailleurs jamais d’articles, sauf dans le premier album), aperçu dans un dessin de celui qui signe désormais de ses initiales R. G., à savoir Hergé. Les Aventures de Tintin sont publiées pour la première fois le 10 janvier 1929

Tournant décisif
Passé les premières livraisons (au Pays des Soviets, au Congo, en Amérique) un peu gauches et empreintes d’une certaine naïveté – «j’étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais» – le dessinateur prend une nouvelle ampleur avec la sortie du Lotus bleu, son premier chef-d’œuvre, en 1936. Ce tournant décisif a lieu après sa rencontre avec Tchang Tchong-Jen, un étudiant chinois aux Beaux-Arts de Bruxelles, qui l’incite à ne pas colporter certaines idées reçues sur la Chine. Hergé prend dès lors un soin minutieux à ancrer ses histoires dans un réalisme nettement plus documenté. Il s’inspire, dit-on, du film Shanghai express, notamment pour le magnifique dragon de la couverture, il copie scrupuleusement des idéogrammes à partir de photographies du début du siècle et il s’inspire de monuments existants pour coller au plus près de la réalité.

La publication hebdomadaire dans Le Petit Vingtième permet à Hergé de feuilletonner: il s’arrange pour que la fin de chaque planche ménage un certain suspense, de sorte que le lecteur ait envie d’acheter le numéro suivant. Très vite, Les Aventures de Tintin rencontrent un succès phénoménal. Mais la Seconde Guerre mondiale éclate et la Belgique est occupée. Malgré le rationnement du papier, Le Soir continue de publier les tribulations du jeune reporter et notamment la première histoire à s’étendre sur deux tomes, Le secret de La Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge. Accusé de collaboration pour avoir continué de publier des planches sous l’Occupation, Hergé est brièvement incarcéré à la Libération et se défend en déclarant qu’il avait tout simplement fait son métier.

D’ailleurs, lui-même avait dénoncé, dans Le Sceptre d’Ottokar (1939), l’annexion de la Syldavie par la Bordurie, commanditée par un certain dictateur nommé Musstler (contraction évidente de Mussolini et d’Hitler). D’abord en noir et blanc, puis en rouge et vert (sic), Tintin passe à la couleur à cette époque. Car Hergé a toujours fait évoluer son personnage au plus près de son temps. En 1953-1954, il envoie son héros sur la Lune, nonante ans après Jules Verne et un demi-siècle après Georges Méliès et H. G. Wells. Mais surtout quinze ans avant la mission Apollo XI et le «petit pas» de Neil Armstrong. Des rêves en blanc Durant les années soixante, Tintin devient un empire économique à lui seul. Mais ne perd rien en qualité.

Au contraire. En pleine dépression amoureuse, Hergé raconte ses rêves «tout en blanc» à nson psychanalyste, qui lui conseille d’arrêter de travailler. Au contraire, Hergé met les bouchées doubles et termine Tintin au Tibet (1960), nouvelle pièce maîtresse, peut-être son album le plus intime. Tintin y part sur les traces de son ami Tchang, tout comme Hergé cherchait à l’époque à renouer contact avec le vrai Tchang Tchong-Jen. Les (vraies) retrouvailles n’auront lieu que vingt ans plus tard, lorsque le sculpteur chinois est accueilli à Bruxelles avec les honneurs d’un chef d’Etat.

Pour beaucoup, le vrai chef-d’œuvre de Tintin reste toutefois Les bijoux de la Castafiore, paru en 1963. Dans cette «antibande dessinée» – le terme est de Pierre Fresnault – Hergé joue avec les codes de la narration qu’il a exploités depuis trente ans. Une fois n’est pas coutume, il ne se passe  absolument rien dans ce huis clos burlesque à Moulinsart. Le lecteur est tenu en haleine par une suite de rebondissements et de fausses pistes qui parviennent à entretenir le suspense, sans mettre en jeu aucune action. Du grand art.

A la fin des années 1970, Hergé projette un album d’un nouveau genre. Provisoirement intitulée, Un jour d’hiver, dans un aéroport, l’aventure se serait déroulée uniquement dans un aéroport fréquenté par des personnages pittoresques. Le scénario prévoyait que la lecture pouvait commencer à n’importe quelle page de l’album et… s’achever 61 pages plus loin. Il sera abandonné au profit de l’Alph-art, ultime album de Tintin, publié à titre posthume, au stade de crayonné. Un pied de nez à l’œuvre magistrale d’Hergé, cette ligne claire qui a révolutionné le 9e art et qui a permis de hisser la bande dessinée au rang d’oeuvre d’art à part entière.

Hergé, les secrets du créateur de Tintin, hors-série du magazine Beaux-Arts, 2016
fr.tintin.com

 

Contours noirs et aplats colorés

Hergé n’est pas l’inventeur de la ligne claire, mais il est certainement le dessinateur qui l’a portée à son sommet. Apparu en 1977 dans la bouche du dessinateur néerlandais Joost Swarte, à l’occasion de l’exposition Tintin à Rotterdam, le terme désigne l’utilisation de traits d’une égale épaisseur, identique pour tous les éléments du dessin, l’absence de hachures et le recours systématique aux aplats de couleur. Hergé a abouti à cette esthétique dans le but d’améliorer la lisibilité de son dessin: les ombres des personnages ne sont jamais représentées (alors que celles des véhicules le sont parfois) et les cases sont disposées de manière très régulière, avec de rares débordements. Il adopte la même clarté pour ses scénarios, dans lesquels il réduit au minimum des récitatifs et use souvent d’ellipses.

Cette école bruxelloise va se cristalliser autour du Journal de Tintin dès l’après-guerre. Willy Vandersteen, le versant flamand d’Hergé, dessine Bob et Bobette. Jacques Martin devient l’un des plus proches collaborateurs d’Hergé et crée, en parallèle, les personnages d’Alix (en 1948) et de Lefranc (en 1952). Ses premiers albums sont fortement marqués par une ligne claire assez rigide, avec ses traits épurés et ses aplats. Puis, dans les années 1960, il prend ses distances avec le dogme et s’amuse à varier le trait, à jouer avec les ombres, et s’approchant d’un style plus réaliste qui atteint son équilibre dans les années 1970.

L’autre maître de la ligne claire se nomme Edgar P. Jacobs. Collaborateur d’Hergé à partir de 1944 – il révise notamment les premiers albums de Tintin et dessine les décors des Sept boules de cristal et du Temple du soleil – il crée avec sa série Black et Mortimer à partir de 1946 et livre trois chefs-d’oeuvre d’affilée: Le secret de l’Espadon, Le mystère de la Grande Pyramide et La marque jaune. Contrairement à Hergé, Jacobs signe des récitatifs très verbeux et ouvre une première brèche francophone vers la bande dessinée pour adulte.

 

Paroles de Georges Remi

«Tintin a été pour moi une occasion de m’exprimer, de projeter hors de moi-même le désir  d’aventures et de violence, de vaillance et de débrouillardise qu’il y a en moi.»

«Le dessin, l’envie de dessiner, le besoin de dessiner, m’a pris depuis mon plus jeune âge. Je dessinais à l’école, beaucoup et très mal. Puis, dans une revue scoute, j’ai dessiné Les aventures de Totor ; encore très mal. Totor est devenu Tintin: il n’était pas mieux dessiné pour autant.»

«Quel est celui de tous mes personnages que je préfère? Je crois bien que c’est le capitaine Haddock. Il a tellement de défauts que je le reconnais presque comme un ami intime, comme un frère, comme un second moi-même…»

«Tintin [et tous les autres] c’est moi, exactement comme Flaubert disait: “Madame Bovary, c’est moi!” Ce sont mes yeux, mes sens, mes poumons, mes tripes.»

«J’ai montré des marchands de canons, des dictateurs bellicistes, des policiers véreux, des guerres provoquées par la haute finance, l’exploitation des peuples de couleur. Qui sait si le malentendu initial n’est pas dans le fait d’avoir considéré Tintin uniquement comme une lecture pour les enfants?»

 

Posté le par admin dans BD, Série d'été / Populaire… et après? Déposer votre commentaire

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