Ida Lupino, réalisatrice libre, au regard tellement humain

Jusqu’à samedi, la 30e édition du Festival international de films de Fribourg rend hommage aux femmes. Parmi elles, Ida Lupino (1918-1995), scénariste, actrice et, surtout, réalisatrice de films originaux, profondément humains. Retour sur la trajectoire d’une figure bien oubliée, pionnière du cinéma indépendant américain.

Lupino

Par Eric Bulliard
Elle a certes droit à une brève mention de Martin Scorsese dans son incontournable Voyage au cœur du cinéma américain. Et à un hommage de Carla Bley, qui, en 1964, a donné son nom à un morceau devenu un standard du jazz. Elle a joué pour des cinéastes aussi marquants que Raoul Walsh et Fritz Lang, mais, à part les cinéphiles avertis, qui se souvient vraiment d’Ida Lupino?

Dans une programmation consacrée aux femmes, le Festival international de films de Fribourg n’a pas oublié cette actrice, scénariste et surtout réalisatrice sidérante. Le FIFF projette cette semaine six de ses sept films ainsi que quatre où l’on retrouve cette comédienne intense, au délicieux accent british posé sur une magnifique voix de fumeuse. Une occasion exceptionnelle de découvrir ses films rares (il n’en existe que deux en DVD). Et peu importe s’ils sont projetés sans sous-titres: ce cinéma-là n’est pas du genre bavard.

Ida Lupino voit le jour en Angleterre, en 1918, d’une mère comédienne et d’un père, Stanley Luplupino-2ino, vedette de music-hall. Elle descend d’une famille italienne qui, dit-on, arpente les scènes depuis la Renaissance. Sa sœur Rita, née en 1920, deviendra également comédien-ne et jouera dans plusieurs de ses films. Ida Lupino écrit sa première pièce de théâtre à 7 ans et apparaît devant la caméra à 13 ans, dans un film de son oncle Lane Lupino (The love race).

Cinq ans plus tard, la voici à Hollywood. Après quelques rôles secondaires, elle devient une star dès le début des années 1940, tournant au côté d’Humphrey Bogart (Une femme dangereuse et High Sierra, tous deux de Raoul Walsh) et de Jean Gabin dans son premier rôle américain (La péniche de l’amour, 1942).

Mais Ida Lupino peine à se contenter des personnages de femmes fatales. Avec son deuxième mari Collier Young (scénariste et producteur), ils créent la société de production The Filmakers, afin de donner naissance aux films dont ils rêvent. Le couple écrit le scénario de Not wanted et engage
Elmer Clifton pour le tourner. Après trois jours de tournage, le réalisateur est victime de problèmes cardiaques: Ida Lupino le remplace derrière la caméra, sans se créditer au générique.

Tête baissée
Pierre Rissient – réalisateur, scénariste, producteur et infatigable cinéphile à qui l’on doit cette rétrospective au FIFF – considère ce premier film comme le meilleur d’Ida Lupino. Et le place parmi ses dix favoris, comme il l’expliquait en 2014 à Télérama quand le festival Lumière de Lyon rendait hommage à la réalisatrice.

Sorti en 1949, Not wanted suit une jeune femme amoureuse d’un pianiste de bar, interprété par Leo Penn, père de Sean Penn. Enceinte et rejetée par son amant, Sally est recueillie dans une institution pour unwed mothers et abandonne son enfant.

D’emblée, Ida Lupino épate par sa manière d’empoigner un sujet délicat et de foncer, tête baissée, sans tomber dans le mélo. Son cinéma est un cinéma du réel et de l’humain. Il paraît que Roberto Rossellini lui aurait glissé cette question, en 1948: «Quand vous déciderez-vous à faire des films sur des gens ordinaires pris dans des situations ordinaires?»

De 1949 à 1953, Ida Lupino réalise six longs métrages pour The Filmakers. Sur les plateaux, elle se fait appeler Mother et se montre toujours bien coiffée, les ongles vernis: se revendiquer du «sexe faible» rendrait les hommes plus coopératifs, expliquait-elle. Elle est alors la seule cinéaste d’importance dans cet âge d’or hollywoodien: Dorothy Arzner, qui l’a précédée à la Guilde des réalisateurs d’Amérique, a cessé de tourner en 1943.

Pour Martin Scorsese, Ida Lupino était une femme «pourvue de talents extraordinaires, dont l’un était la réalisation»

Ses films traitent du viol (Outrage, 1950), de la pression parentale (Hard, fast and beautiful, 1951), de la bigamie (The bigamist, 1953, où elle joue également), du kidnapping par un psychopathe (The hitch-hiker, 1953, premier film noir jamais réalisé par une femme). Ou encore de la maladie: dans Never fear (1949), une jeune danseuse à l’avenir radieux découvre qu’elle est atteinte de poliomyélite. Une maladie dont Ida Lupino a souffert, adolescente.

Souvent, ses héroïnes sont en fuite et leur errance devient parcours initiatique. Quant aux hommes, ils apparaissent lâches (The bigamist ou le pianiste de Not wanted), infirmes (comme le gentil pompiste de Not wanted), en tout cas fragiles. Même Bruce Ferguson, le pasteur qui vient en aide à la jeune femme traumatisée d’Outrage, avoue les doutes qui entourent sa foi.

Audace stupéfiante
Chaque film se caractérise par un regard tendre sur ces personnages vulnérables et par une liberté étourdissante. Ida Lupino tourne vite, en décors naturels, procède par flash-back. Son art du cadrage et la fluidité de sa mise en scène paraissent innés. Loin des carcans hollywoodiens (même si elle joue avec les genres classiques), elle fait parfois preuve d’audace stupéfiante, comme dans l’incroyable scène de bal des fauteuils roulants de Never fear.
Malgré le succès de certains films (Not wanted en particulier), l’aventure de The Filmakers se termine par une faillite, mais se verra considérée comme pionnière du cinéma indépendant. Ida Lupino réalisera encore, en 1966, The trouble with angels, non programmé au FIFF.

Comme actrice, elle peine à retrouver des rôles marquants. Deux exceptions (montrées à Fribourg): la chroniqueuse mondaine de While the city sleeps (1956), de Fritz Lang et la chanteuse de cabaret de Private Hell 36 qui lancera son ami réalisateur Don Siegel, en 1954, et dont elle cosigne le scénario.

«Le fugitif» et «Columbo»
Ida Lupino se tourne ensuite vers la télévision, où son habileté à filmer vite et bien fera des merveilles. Elle réalise des épisodes de Ma sorcière bien-aimée, Alfred Hitchcock présente, La quatrième dimension, Le fugitif… Elle joue aussi quelques rôles dans Les mystères de l’Ouest, Les rues de San Francisco, Columbo… Sur le grand écran, elle apparaît encore en mère de Steve McQueen dans Le dernier bagarreur, de Sam Peckinpah, en 1972.Junior-Bonner-13-4

Minée par des problèmes de santé et d’alcool, Ida Lupino se retire du circuit en 1978. Elle meurt en 1995, largement oubliée. Reste quelques admirateurs pour entretenir la flamme, comme Pierre Rissient ou Martin Scorsese, qui la considère comme une «femme pourvue de talents extraordinaires, dont l’un était la réalisation».

www.fiff.ch

Posté le par Eric dans Cinéma, Sur les écrans Déposer votre commentaire

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