Lovecraft par Alan Moore: le dernier choc de titans

Des dieux extraterrestres seraient prêts à reprendre leurs droits sur terre dans le sang et la destruction. La cosmogonie initiée par H. P. Lovecraft prend un nouveau virage en bande dessinée grâce au scénariste Alan Moore. Une rencontre fatale et inévitable.

providence

Alan Moore est l’un de ces hommes que l’on aime détester: vaniteux, orgueilleux, imbuvable et absolument génial. Depuis des années, l’homme à barbe de viking souffle le chaud et le froid sur la bande dessinée anglo-saxonne. Sa carrière a été mise en orbite dans les années 1980 avec des titres comme Swamp Thing, Les Gardiens (Watchmen), From Hell et V pour Vendetta. Tous sont devenus depuis des classiques du 9e art et, pour la plupart d’entre eux, ont été adaptés au cinéma. «Des trahisons», estime le sorcier de Northampton, qui refuse, désormais, la mention de son nom au générique des films tirés de ses œuvres.

Le grand anarchiste s’en prend à une autre icône de la culture populaire, et l’une de ses plus grandes influences: Howard Phillips Lovecraft.

S’il s’est fait plus discret dernièrement, Alan Moore continue ses coups de gueule contre la production actuelle, tout en osant des approches inédites, peut-être moins populaires, parfois même bien absconses. Après avoir brillamment associé les classiques de la littérature fantastique et populaire du XIXe siècle anglais dans la Ligue des Gentlemen extraordinaires, mis en images ses réflexions sur l’art et la magie – sa grande passion – à coups de virées hallucinatoires et d’expériences formelles dans Promethea ou revisité la sexualité des héroïnes de contes pour enfants (le sulfureux Filles perdues), voilà que le grand anarchiste s’en prend à une autre icône de la culture populaire, et l’une de ses plus grandes influences: Howard Phillips Lovecraft, le père du récit d’horreur cosmique et contemporain, le créateur du Mythe de Cthulhu.

Les Grands Anciens
Cthulhu le dieu gigantesque à tête de pieuvre et aux ailes de dragon, Azathoth, qui serait responsable du big bang, Nyarlathotep, le messager perverti des dieux… Des dieux au nom imprononçable, de Grands Anciens qui forment une partie de la cosmogonie imaginée par Lovecraft, puis reprise et amplifiée par ses continuateurs, dont August Derleth – qui va le faire connaître en dehors de son cercle d’admirateurs après sa mort en 1937 – mais aussi Robert E. Howard – le père de Conan le Barbare – Clive Barker, Neil Gaiman, Jorge Luis Borges ou Michel Houellebecq, qui a produit un essai sur l’écrivain de Providence

Lovecraft, «le plus grand artisan du récit classique d’horreur du vingtième siècle».

L’influence de ses créations, mais aussi cette façon de raconter à la première personne des voyages au cœur d’événements dépassant l’entendement, ont fait de Lovecraft «le plus grand artisan du récit classique d’horreur du vingtième siècle», dixit un maître du genre, Stephen King.

Chez le «reclus de Providence», l’homme est toujours victime de forces supérieures, de ces anciens dieux que de sombres sectes tentent de réveiller ou qui se sont mélangés aux humains pour créer des êtres hybrides issus des profondeurs. Il n’est même pas un pion sur un échiquier cosmique, à peine un témoin qui n’a comme choix d’action que la fuite, la folie ou la mort.

Tout est dans la démesure et défie les lois physiques. Tout se définit dans l’indescriptible, d’où la difficulté de représenter les créatures issues de l’imagination de l’Américain. Malgré cela, bande dessinée et cinéma – et aussi le jeu de rôle – ont souvent essayé de montrer cette réalité cachée. Avec des succès variés. Puis vint Alan Moore.

Avant la folie
Dans Providence, le Britannique réussit à marier les deux traditions, celle du prolongement du mythe par les écrivains et celle de son illustration par les auteurs de BD. Surtout, il offre une perspective nouvelle: les récits lovecraftiens montrent toujours les moments de rupture, là où le désastre arrive, la possession maléfique s’accomplit ou la menace extraterrestre devient effective. Ici, Alan Moore raconte l’entre-temps, la «normalité» d’une situation avant, avec un sentiment dérangeant, pas une menace explicite, simplement des atmosphères qui créent d’étranges sentiments, avec des flashs chocs. Il approfondit les concepts mis en place dans The Courtyard et Neonomicon (déjà édité en un seul volume en français, chez un autre éditeur).

Dans cette campagne où tout pourrait sembler naturel, plusieurs éléments et références viennent semer le doute.

1919, New York. Le jeune journaliste Robert Block part en quête d’un livre d’alchimie rare et se retrouve pour cela sur un chemin labyrinthique de la Nouvelle-Angleterre. Dans cette campagne où tout pourrait sembler naturel, plusieurs éléments et références viennent semer le doute. Par exemple les visages caractéristiques des habitants des zones côtières.

Etrange normalité
Block ne voit rien, en grand dadais naïf perturbé par une séparation. Il s’enfonce dans cette étrange normalité. Et nous avec. A la différence que le lecteur sait, voit les détails et connaît les éléments narratifs qu’Alan Moore rajoute en fin d’épisode, en dehors des belles pages issues du trait précis de Jacen Burrows.

C’est peut-être là le problème: il faut connaître l’œuvre de Lovecraft pour entrer dans l’interprétation de Moore. L’homme écrit pour ceux qui savent reconnaître son apport. Une nouvelle forfanterie du viking peut-être. Ou l’occasion de se lancer dans ce monument de la littérature fantastique qui vient d’être réédité chez Bragelonne. Le mythe est toujours en construction.

Alan Moore et Jacen Burrows, Providence, t.1, La peur qui rôde, Panini comics

H.P. Lovecraft, Cthulhu le Mythe, deux tomes, Bragelonne

 

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