Jack Kirby, un trône enfin digne du roi

En presque soixante ans de carrière, Jack «The King» Kirby a imaginé des dizaines de personnages et d’univers emblématiques de la culture populaire. Le quatrième monde, la pièce maîtresse de ses créations, sort enfin en français.
Par Romain Meyer

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Si les Japonais possèdent le «dieu» de la BD en la personne d’Osamu Tezuka, les Américains en ont le roi et il se nomme Jack Kirby (1917-1994). Ce surnom tient d’abord d’une fanfaronnade commerciale de Stan Lee, son compère d’alors, mais il a été depuis largement légitimé. La liste des créatures nées sous ses pinceaux au cours de soixante ans de carrière revient à réciter une bonne partie des icônes super-héroïques actuelles: Captain America, les X-Men, les Avengers, les Quatre Fantastiques, mais aussi le Démon ou le post apocalyptique Kamandi… En 1970, il imagine un univers entier au nom énigmatique: Le quatrième monde.

Reprenons. Fin des années 1960, Jack Kirby est la star incontestée des comics américains. Après avoir défini le style romance, travaillé sur le western et réinventé les porteurs de cape pour l’éditeur Marvel, il quitte la maison en pleine gloire et en très mauvais termes ­– des histoires de droits d’auteur. Le rival DC l’accueille à bras ouverts. L’événement chamboule le paysage du 9e art outre-Atlantique. Quatrième-monde

Un monde en quatre séries
Le roi arrive pourtant en toute modestie: il demande simplement à travailler sur un mensuel en déclin, sans équipe créatrice fixe, afin de ne prendre le travail de personne. Il héritera de Superman’s pal, Jimmy Olsen («Jimmy Olsen, le pote de Superman»), titre de seconde zone, auquel il adjoint ses propres créations: Les Immortels (The Forever People), Les Néo-Dieux (The New Gods) et Mister Miracle. Quatre séries bimestrielles qu’il gère intégralement. Il scénarise et dessine alors 15 pages ou plus par semaine…

A plus de 50 ans, Jack Kirby n’a plus rien à prouver. Mais il est libre comme jamais dans sa création: le roi est en son royaume et il va en profiter

Un travail de titan pour une œuvre elle-même titanesque, car les récits sont indépendants, mais se répondent mutuellement. Quarante ans plus tard, la compilation ordonnée de ces productjack-kirbyions est enfin publiée en français: les quelque 1400 pages du Quatrième monde formeront quatre tomes. Le deuxième vient de paraître.

Jack Kirby a plus de 50 ans quand il se lance dans ce projet monumental. Il n’a plus rien à prouver. Paradoxalement, c’est peut-être la première fois qu’il est vraiment libre dans sa création. DC lui a déroulé le tapis rouge et laissé carte blanche. Le roi est en son royaume, il va en profiter.

Son terrain de jeu pourrait être alors les mondes connectés de l’éditeur, celui de Batman, Superman ou Green Lantern… Il part plutôt dans ses propres délires et finit par imaginer un nouveau pan de cet univers, un pan homérique, sidéral, dans lequel, en démiurge tout puissant, il mêle science-fiction, aventure et expériences vécues.

Une vie en scène
De son enfance dans le quartier difficile new-yorkais de Lower East End, où les bagarres de rue étaient fréquentes, il tire La légion des petits rapporteurs en 1942, qu’il reprend alors. On trouve des allusions à la Seconde Guerre mondiale que Kirby a faite en Normandie. Mais il y a également les problèmes de son temps, la guerre froide ou les manifestations de la jeunesse américaine contre la guerre du Vietnam (personnifiée par Les Immortels, un groupe de héros extraterrestres et «hippies»). Il y a son épouse dont le caractère se retrouve dans la sculpturale Big Barda. En pleine période de revendications, les femmes du roi ne doivent déjà plus rien à leurs homologues masculins.

Dynamisme électrique
L’auteur conteste aussi et s’amuse des constructions classiques de la bande dessinée «made in USA». Le récit s’avance petit à petit – il semble même confus au début – et devient foisonnant, proposant dix idées par page. Les quatre séries regorgent d’action que la mise en commun décuple et que le dessin caractéristique de Kirby électrise: élégant, fin, avec un dynamisme perpétuel qui découle peut-être de l’urgence de la création. Chaque case explose d’une inventivité graphique qui servira de modèle à des générations de dessinateurs américains.4monde1-1024x763

La base du récit est simple, celle d’une guerre millénaire entre les planètes de Néo-Genesis et d’Apokolips, le combat du bien et du mal revu dans une nouvelle mythologie cosmique. Dans ce cadre, Kirby multiplie les actes d’éclat. Chaque mouvement des séides maléfiques de Darkseid, le dictateur du monde de la destruction – une version surpuissante d’Hitler – apporte son lot d’inventions: route transdimensionnelle, usine de clonage subatomique, motards surarmés, gardes préhistoriques, monstres subaquatiques, parc d’attractions démoniaque, enfants échangés…

Trop libre, trop touffu peut-être, Le quatrième monde ne durera que onze numéros en moyenne avant d’être annulé. Il disparaît avant d’être terminé. Pourtant, les créations de Kirby constituent aujourd’hui une partie incontournable de l’univers DC et y apparaissent encore de temps à autre, in memoriam. Comme le souvenir d’une occasion ratée, le rappel d’un temps de création frénétique retrouvé.

Jack Kirby, Le Quatrième Monde, t. II, Urban Comics

Posté le par Eric dans BD Déposer votre commentaire

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