Eddy Mottaz: «Photographier, pour ne pas sombrer dans le cynisme»

En septembre 2014, Eddy Mottaz s’est rendu sur l’île de Lampedusa pour «se confronter à la réalité relayée par les médias». Ses photographies sont à découvrir à l’Ancienne Gare, à Fribourg.

Lampedusa, septembre 2014. © Eddy Mottaz

Lampedusa, septembre 2014. © Eddy Mottaz

par Christophe Dutoit

Lampedusa. Pour les Italiens, ce nom évoque de longue date un petit paradis perdu entre la Sicile et la Tunisie, un lieu de vacances idyllique, avec ses plages parmi les plus belles au monde. Depuis quelques années, Lampedusa est devenu aux yeux de la planète le synonyme macabre de la migration en Méditerranée, un cimetière à ciel ouvert pour des centaines de naufragés, un point d’entrée en Europe pour des milliers de refoulés. Pour beaucoup, Lampedusa symbolise un nouvel enfer.

Photoreporter depuis plus de vingt-cinq ans pour plusieurs quotidiens lémaniques, Eddy Mottaz s’est rendu sur cette minuscule île en septembre 2014. «Je voulais me confronter à cette réalité», explique-t-il devant les images exposées jusqu’au 20 février à l’Ancienne Gare, à Fribourg, à l’invitation de l’association Cyclope.

Je prenais des cadrages très neutres, sans aucune virtuosité: l’horizon au milieu, le sujet au centre. Je ne voulais y mettre aucun pathos.

Sans idées préconçues, il débarque sur cette terre où sa fille a récemment travaillé. Sous un soleil de canicule ou à la nuit tombée, il photographie la mer et les terres. «Je prenais des cadrages très neutres, sans aucune virtuosité: l’horizon au milieu, le sujet au centre. Je ne voulais y mettre aucun pathos.»

Eddy Mottaz s’attache surtout à ces paysages de magazines qui vendent du rêve. Sur la plage des Lapins, l’eau est turquoise comme aux Caraïbes. Près du phare, la mer est si sublime qu’elle fait dire récemment à une visiteuse: «Qu’est ce que j’aimerais me lever tous les matins devant ce tableau.»

Pêcheurs ou migrants?
Quelle méprise! En 2013, quelque 300 migrants ont été retrouvés noyés sur cette fameuse plage. Echoués avec leur embarcation de fortune sur l’une des plus belles plages du monde, quel terrifiant paradoxe!

L’embarcation au milieu de la mer, est-ce un bateau de pêcheurs ou un rafiot de migrants? Poser la question est y répondre.

Là réside toute l’ambiguïté posée par le photographe. L’embarcation au milieu de la mer, est-ce un bateau de pêcheurs ou un rafiot de migrants? Poser la question est y répondre.

«Pour le compte du Temps, j’ai fait beaucoup de photos de migrants, raconte Eddy Mottaz. Ce sont toujours des moments très forts, très émotionnels, très douloureux. A Lampedusa, je n’avais pas envie de montrer des visages. Je voulais seulement me confronter à l’imaginaire de ce nom.» Du coup, le photographe utilise la métaphore. Il prend un fenouil sauvage devant un muret ocre où grimpent de minuscules escargots. «Certains y ont vu la marche des migrants.» Plus loin, il cadre un coin de mur bleu azur, quadrillé de câbles électriques. «Une de mes images les plus réussies. J’ai essayé d’aller au plus près du rien, qui devient alors son contraire.»

Lampedusa, septembre 2014. © Eddy Mottaz

Lampedusa, septembre 2014. © Eddy Mottaz

Aux cimaises de l’Ancienne Gare, les grands formats révèlent les textures d’une mer légèrement frisée par le sirocco. «Grâce au numérique, j’ai pris possession de la couleur. Maintenant, je peux choisir mes papiers, mats et doux. Je peux faire ressortir le relief de l’eau.» Le sculpteur sur pierre qu’il fut jadis retrouve là ses vieux réflexes.

Monochromes noirs
Près du port de Lampedusa, Eddy Mottaz prend les deux seules images en rapport direct avec la migration. Un cimetière de bateaux où sont entreposées les frêles coquilles de noix qui ont servi de Radeau de La Méduse à tant de réfugiés. Nulle autre trace tangente de détresse dans ses images. Tout se joue en mode mineur, sans facilité, sans évidence.

Face à tant de beauté sur les images, le visiteur est laissé seul pour imaginer les horreurs qui ont pu s’y produire.

Surtout, le photographe pousse ses spectateurs dans les cordes. Dans sa série de marines, il montre deux images d’un noir si profond qu’on se croirait en présence d’un monochrome de Soulages. Sur la première, trois minuscules lueurs. Des bateaux. Sur la seconde, la côte en dégradé du gris très foncé au noir. Un geste ultime, proche de l’abstraction, bien que le photographe se défende de toute poésie. «Je cherche simplement à interroger la réalité.» Face à tant de beauté sur les images, le visiteur est laissé seul pour imaginer les horreurs qui ont pu s’y produire.

Une réalité que celui qui fut un pilier du Nouveau Quotidien a l’habitude de regarder avec décalage. «Après les Beaux-Arts, j’ai commencé la photographie au moment de l’avènement de Libération. J’ai beaucoup aimé l’idée du “pas de côté” prôné par Christian Caujolle.» Il marque une respiration. «Je serais malheureux de travailler pour 20 Minutes, car cette mise à distance est impossible. Je ne suis pas rassasié de travailler pour Le Temps. La rencontre avec les journalistes et les personnes que j’ai photographiées m’a fait grandir en tant qu’être humain. Pratiquer cette photographie me permet de ne pas sombrer dans le cynisme.»

Thématique de la mémoire
A 56 ans, Eddy Mottaz entend bien poursuivre sur cette voie plus personnelle. «Ce travail à Lampedusa fait partie d’une plus vaste série sur la thématique de la mémoire.» Un travail qui devrait déboucher, un jour, sur un recueil d’images.

Fribourg, Ancienne Gare, jusqu’au 20 février

Lampedusa, septembre 2014. © Eddy Mottaz

Lampedusa, septembre 2014. © Eddy Mottaz

 

 

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