Isabelle Monnin: la photo, objet de fictions

Cet automne, plusieurs romans français tissent leur intrigue autour de photographies retrouvées. Comme les images de famille d’Isabelle Monnin ou la belle Leïlah Mahi de Didier Blonde.

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par Christophe Dutoit

En juin 2012, Isabelle Monnin acquiert un lot de 250 photos auprès d’un brocanteur sur internet. Quelques jours plus tard, elle décachette l’enveloppe: à l’intérieur, l’intimité d’une famille, banale et sans légende, affairée derrière la cuisinière ou dans le jardin. Des images d’une France de tous les jours, sans gloire et sans aspérité. La vision type des Français moyens tels qu’on les imagine, selon l’horrible expression consacrée…

Il faut une année à la journaliste et romancière pour comprendre qu’elle tient là la clé de son prochain ouvrage: raconter la vie de ces inconnus, imaginer leurs conversations, tramer une histoire d’amour et d’abandon. Le roman aura pour titre Les gens dans l’enveloppe. La jeune fille au pull rayé sur les tirages devient Laurence, 8 ans. Héroïne à son insu d’un conte moderne, elle ne supporte pas que sa mère Michelle ait abandonné le domicile conjugal pour consommer son adultère avec Horacio, son bel hidalgo argentin.

Pour Noël, Isabelle Monnin fait dire à Laurence qu’elle «veut un répondeur et que le message dise Maman, si c’est toi, n’oublie pas de me dire où je peux venir te voir». La scène semble se dérouler dans de lointaines années huitante, à l’époque où les adolescentes écoutaient leur musique sur un walkman et se crémaient le corps à l’Oil of Olaz.monnina

Avec son style à la fois cru et charnel, l’auteure de Daffodil Silver regarde ses personnages se débattre avec leur existence fictive. «Le matin de mes treize ans, mamie Poulet me dit: “Tu n’es pas une enfant.” Je suis autre chose, un corps qui attend que ça commence, un être qui pousse tout seul. Une espèce de touffe d’herbes sauvages, un bas-côté.»

«Les regards si fixes»
Avec tact et sensibilité, Isabelle Monnin fait acte d’écriture avec un style racé et ne paraphrase jamais les photos. Au contraire, elle invente des situations autour de cet appareil acheté pour la naissance de la petite. «Ils le sortent peu, juste aux cadeaux, Noël, anniversaires, ils écartent les emballages froissés et figent leur corps le temps de la pose, les regards si fixes qu’on les trouve souvent graves.»

L’histoire aurait ainsi pu s’étendre sur des centaines de pages, selon les multiples sens que les polaroïds auraient pu donner à la narration. Mais non! Tout à coup, les chapitres se ramassent jusqu’à n’atteindre que quelques lignes. La romancière imagine une correspondance entre Laurence et sa mamie Poulet. «Les enveloppes, elle ne les brûle pas. Elle les garde, c’est comme ça, un ordre des choses qu’elle fait. Les lettres, non. Les lettres, elle les relit puis elle les feu de joie sur la gazinière.» On frise la poésie. monninraye

A propos de cette étrange mamie Poulet, elle parle de mort, d’abandon, du fantôme de Hans, le Boche qui partagea son lit étroit. «Ils n’y tiennent à deux que sur la tranche ou alors se superposent. Dans l’odeur animale des corps, ils emboîtent leurs peurs…»

Bon an mal an, le lecteur atteint la page 179 pris dans l’ivresse des mots. Il bascule alors à 180 degrés. Isabelle Monnin la romancière devient Isabelle Monnin la journaliste d’investigation. Elle apprend du brocanteur que les images ont été prises dans le Doubs, là même où elle a grandi. Première coïncidence. Débute alors la vraie enquête, pour retrouver la trace des protagonistes. Le ton devient clair, précis, journalistique. Elle écrit au «je» et confie à son carnet de bord les aléas de ses recherches, ses interrogations sur cette mémoire qui ne lui appartient pas, le choix des prénoms de ses personnages… Très vite, le lecteur est complice de la rédaction, au cœur de la création. Surtout, il suit pas à pas l’enquête. Grâce à Google, le clocher inconnu est identifié: Clerval, en Franche-Comté. L’énigme se résoudra-t-elle? Allez savoir. Le principal intérêt n’est pas là, mais dans la manière d’y arriver. Et, à ce jeu, Isabelle Monnin excelle désormais.

Isabelle Monnin
Les gens dans l’enveloppe
JC Lattès, 380 pages

 

Bande originale de roman

Pourquoi ne pas y avoir pensé avant? A la dernière page des Gens dans l’enveloppe, le lecteur trouvera un disque signé Alex Beaupain, ami d’enfance de la romancière. Après avoir composé les bandes originales de plusieurs films de Christophe Honoré, l’un des plus exigeants musiciens de la scène française offre douze titres directement influencés par le roman, chantés notamment par Camélia Jordana et Françoise Fabian. Dix chansons écrites «lors d’une semaine de vacances avec Isabelle Monnin dans le Lubéron», dont l’incroyable ballade Mon cher, chanté par l’actrice Clotilde Hesme sur un piano entêtant et des cordes suaves. On retrouve en outre deux sublimes reprises, Les mots bleus et La chanson d’Emilie et du grand oiseau, choisies par les «vrais» protagonistes des Gens dans l’enveloppe, qui ont également prêté leur voix. Ainsi, le Serge du roman apparaît dans son rôle fictif. «A Clerval, sur le pavé / Y’a des filles à marier / Et personne ne les demande…»

 

 

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