Nils Frahm, le piano expérimental d’un abord si facile

Le pianiste berlinois Nils Frahm vient de sortir son troisième disque de l’année. Virtuose aventureux, il est devenu en quelques années un improvisateur attentif aux textures sonores, qui parvient à marier expérimentations minimales et évidentes beautés.

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par Christophe Dutoit

«Je pourrais jouer Rachmaninov, Chopin ou Liszt, mais pourquoi proposer une énième interprétation de ce qui a déjà été fait un million de fois?» A cette question essentielle qu’oublie souvent de se poser la musique dite classique, Nils Frahm répond par le contre-pied. Pianiste virtuose, élève d’un ancien élève de Tchaïkovski qui lui enseigna que «sans silence, il n’y a pas de musique», il jure par la lenteur. Pour révéler la splendeur d’une note tenue si longtemps qu’elle devient obsédante. Pour trouver d’autres sillons à explorer sur cet instrument si propice à l’expérimentation.

Adolescent, Nils Frahm rêve d’improviser comme Keith Jarrett et d’inventer comme John Cage. A 33 ans, il vient de publier ces six derniers mois trois albums coup sur coup où il démontre, devant un public de plus en plus nombreux et de plus en plus conquis, toute l’étendue de ses talents.

Dans les bons moments d’improvisation, j’atteins ce point où toutes mes pensées s’arrêtent. C’est comme de la méditation.

En dix ans, le stakhanoviste berlinois a enregistré une dizaine d’albums solo et tout autant en collaborations avec d’autres artistes, dont l’Islandais Ólafur Arnalds ou la violoncelliste Anne Müller. Et toujours avec cette idée essentielle d’improviser, de jouer avec les dérapages et les divagations. «Je crois que ma force est d’arriver à jouer les mélodies que j’entends dans ma tête, explique-t-il lors d’une interview. J’aime l’urgence et le risque. Dans les bons moments d’improvisation, j’atteins ce point où toutes mes pensées s’arrêtent. C’est comme de la méditation.»

Musique très accessible
Aussi expérimentale soit-elle dans son approche, la musique de Nils Frahm est surtout très accessible et d’un abord très facile. On peut certes y voir l’influence de la musique minimale de Steve Reich ou Philip Glass. D’ailleurs, chaque projet est construit sur un concept très fort, voire une contrainte qu’il se pose à lui-même: ainsi, The bells (2010) a été enregistré dans l’église de Grünewald, près de Berlin, à partir de phrases lancées par son ami musicien Peter Broderick; Felt (2011) repose sur le fait que Frahm jouait sur un piano étouffé pour ne pas gêner ses voisins; Screws (2012) marque un processus de reconstruction de son jeu après qu’il se fut blessé à un pouce…

Les passages les plus tristes peuvent me rendre si heureux quand je réalise que j’ai créé quelque chose de beau.

Au-delà de ses concepts artistiques, son écriture bénéficie d’une sensibilité proche de celle de Yann Tiersen, dans cette obsession de la répétition, mais aussi dans cette envie de relire sans cesse son passé musical. «Je ne parviens pas à dire ce que je ressens quand je joue. Les passages les plus tristes peuvent me rendre si heureux quand je réalise que j’ai créé quelque chose de beau.» Une beauté perceptible dès la première écoute, à l’image de Spaces (2013), un album qui entremêle divers enregistrements en public, parfaite porte d’entrée dans son univers éthéré.

Musicien presque alchimiste, Nils Frahm sort peu à peu de l’anonymat branché de l’underground pour toucher – enfin – un plus grand public. En témoigne son récent concert de juillet au Montreux Jazz Festival, où – paraît-il – il a convaincu les spectateurs par ses interprétations poignantes dans une salle au silence de cathédrale.

 

Trois chefs-d’œuvre publiés en 2015

frahm-soloSolo. Au début de l’année 2014, Nils Frahm s’est frotté au «géant»: le Klavins M370, un piano droit de 3,7 mètres de haut pour 1800 kilos, fabriqué en 1987, dont la plus longue corde mesure 3 mètres. «Il n’y a pas de mauvais piano dans ce bas monde: certains cachent leurs secrets mieux que d’autres», affirme le musicien berlinois, qui publie huit improvisations majestueuses tirées des multiples heures de digressions passées en tête à tête. A l’image d’Immerse!, il explore la sonorité de cet instrument hors norme. Mais, surtout, il laisse libre cours à la simplicité de ses mélodies, qui font que sa musique est si abordable. «La joie d’entendre le son de l’instrument m’a fait jouer de plus en plus lentement, de plus en plus doucement, explique Nils Frahm sur son site internet. Chaque nouvelle note détruisait l’immense beauté et la tenue de la précédente.» Le 29 mars 2015, Frahm publie gratuitement Solo à l’occasion de ce qu’il intitule le Piano day. Sous cette étiquette, il invite ses auditeurs à récolter des fonds pour donner un grand frère au «géant», le Klavins 450, appelé à devenir le plus grand piano au monde.

 

frahm-victoriaVictoria. «J’attendais depuis longtemps quelque chose de vraiment spécial pour composer ma première bande originale de film», avoue Nils Frahm. Du coup, rien d’étonnant à ce qu’il accepte la proposition de Sebastian Schipper, le metteur en scène du sublime Victoria, sorti cet été sur nos grands écrans. Accompagné d’un violoniste, d’une violoncelliste et d’un créateur de textures sonores, le pianiste s’est installé dans un studio berlinois face à l’unique plan-séquence du long métrage. «Nous avons fait tourner les images en boucle et nous improvisions ensemble sans avoir vu le film auparavant.» A la fois premiers spectateurs et créateurs en direct, Frahm et ses complices enregistrent des centaines de strophes musicales, qui participent à l’état second et à l’ivresse convulsive de Victoria. Après l’entrée en matière électro massive, la sonorité minimale de son piano entre en résonance avec les bruitages. Rarement une bande-son n’aura été à ce point actrice de la dramaturgie, accompagnatrice de la lente descente de Victoria et de sa renaissance à la lueur du petit jour.

 

frahm-talesLate night tales. Après Air, Belle & Sebastian, Nouvelle Vague ou Fatboy Slim, Nils Frahm se voit confier un épisode des fameux Late night tales. Né en 2001, le concept est enfantin: demander à un artiste de revisiter sa collection de disques et d’en tirer une compilation qu’il remixe à son gré. Sortie vendredi, la version de Nils Frahm se veut un voyage hypnotique qui mène du classique à l’électro expérimentale, en passant par le jazz, le dub ou la techno. L’aventure sonore commence par une reprise de 4:33, la pièce conceptuelle de John Cage, qui consistait à ce que le pianiste s’assoie silencieusement devant son piano durant 4 minutes et 33 secondes. «Ma relecture peut être considérée comme une blague, s’amuse le Berlinois. Je me suis assis en silence au piano, j’ai écouté et – ça ne rend évidemment pas justice à John Cage – j’ai trouvé plus drôle de jouer que de rester en silence…» Au-delà de cette sublime improvisation, Nils Frahm triture les textures, accélère ou ralentit les tempos, malaxe les atmosphères et rend hommage à Nina Simone et Miles Davis. Une réussite d’une beauté suffocante.

 

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