Tel était Fribourg en 1856 aux yeux de John Ruskin

Entre 1854 et 1856, l’écrivain anglais John Ruskin photographia à de nombreuses reprises la ville de Fribourg. Redécouvertes en 2006, 24 images inédites de cette époque enrichissent le catalogue raisonné de ses daguerréotypes qui vient de faire l’objet d’une somptueuse publication.

ruskin-fribourg

par Christophe Dutoit

Rares sont les photographies qui montrent Fribourg avant le milieu des années 1860. C’est dire si la redécouverte de 24 images datées entre 1854 et 1856 a valeur de trésor. La récente publication de Carrying off the palaces, John Ruskin’s lost daguerreotypes revient sur l’histoire romanes­que de cette collection, dont le der­nier rebondissement remonte au mois de mars 2006.

A Penrith, au nord de l’Angleterre, une vente aux enchères propose alors un lot intitulé «boîte en acajou datant du XIXe siècle, contenant des images du XIXe siècle sur métal». Estimée entre 80 et 120 livres sterling, elle est finalement acquise au prix de 75000 £ par Ken et Jenny Jacobson, deux collectionneurs et marchands de photographies anciennes installés dans l’Essex.

Après un très soigneux programme de nettoyage, ces fameuses 188 plaques de cuivre révèlent enfin le secret qui a fait s’envoler les enchères: elles forment la partie manquante des daguerréotypes de l’écrivain et critique d’art John Ruskin (1819-1900). Des images que l’on croyait perdues depuis un siècle et qui complètent ainsi la collection déposée à la Ruskin Library de Lancaster.

Bâle, Sion, Thoune, le Cervin
Parmi ces quelque 325 daguerréotypes figurent 72 sujets suisses, ainsi que le montre ce catalogue raisonné des daguerréotypes. On y reconnaît Bâle, Sion, Ardon, sans doute la toute première image du Cervin, Rheinfelden, Thoune, Bellinzone et surtout Fribourg, présent sur 29 plaques, le noyau même de la partie suisse de cette collection prestigieuse.

Les photographies sont communément supposées être vraies et, au pire, elles le sont, dans le sens où un écho est le reflet fidèle d’une conversation dans laquelle on omet les syllabes les plus importantes et où on reduplique le reste.

Mais revenons au mitan du XIXe siècle, en 1845 pour être précis. Six ans après l’invention de la photographie par Louis Daguerre, John Ruskin acquiert ses premiers daguerréotypes lors d’un de ses nombreux voyages à Venise. Convaincu par cette technique, il achète rapidement le matériel et confie à son valet John Hobbs les manipulations.

A Venise, John Ruskin utilise le daguerréotype comme un outil pour esquisser la réalité. «Les photographies sont communément supposées être vraies et, au pire, elles le sont, dans le sens où un écho est le reflet fidèle d’une conversation dans laquelle on omet les syllabes les plus importantes et où on reduplique le reste», écrit-il dans Modern painters IV en 1860. En effet, outre l’impossibilité de reproduire les daguerréotypes à l’époque, Ruskin s’en sert surtout comme d’un carnet de notes pour ses dessins et ses aquarelles, qu’il publie dans des recueils tels Stones of Venice en 1853.

«Le plus grandiose»
L’année suivante, l’écrivain anglais photographie la rue principale et le château de Thoune. Comme en Italie, il se concentre sur des détails architecturaux, quelques années seulement après la célèbre Mission héliographique en France, racontent Ken et Jenny Jacobson dans leur ouvrage où l’érudition n’a d’égal que la beauté des clichés. Peu après, il prend ses premiers clichés de Fribourg, qui demeure à ses yeux «la dernière importante ville médiévale de montagne encore en l’état».

L’autre jour, j’ai esquissé à la hâte les tours de Fribourg depuis l’Hôtel Zaehringen, se souvient-il en 1860. Le jour suivant, j’ai daguerréotypé les tours et ce relevé sans exagération, avec les détails dûment peints, n’est pas seulement plus juste, mais infiniment le plus grandiose des deux.

En 1856, il revient sur les bords de la Sarine avec son valet Frederick Craw­ley et l’ambitieux projet de consacrer un recueil de gravures à diverses villes suisses menacées par la disparition de leur patrimoine bâti. A Fribourg, il photographie la tour de Romont, qui sera démolie quelques mois plus tard, là même où fut exhibée la tête de Nicolas Chenaux le 5 mai 1781. Il consacre plusieurs plaques à la tour Rouge, à la porte de Berne, à la chapelle de Lorette. «L’autre jour, j’ai esquissé à la hâte les tours de Fribourg depuis l’Hôtel Zaehringen, se souvient-il en 1860. Le jour suivant, j’ai daguerréotypé les tours et ce relevé sans exagération, avec les détails dûment peints, n’est pas seulement plus juste, mais infiniment le plus grandiose des deux.»

Emancipé de l’orthodoxie
«Non seulement Ruskin se fiche de la perfection technique et considère ce genre de vue comme un défi, analysent Ken et Jenny Jacobson. Mais surtout, il s’émancipe de l’orthodoxie des règles de composition en vigueur à cette époque.» Ainsi, il propose un cadrage osé de la chapelle Saint-Béat, il fait pencher la fontaine de la Fidélité, à la rue de la Palme, et propose une contre-plongée saisissante sur le couvent des Augustins.

Malgré son implication depuis plusieurs années dans la photographie, John Ruskin peut toutefois être toujours considéré comme un “amateur naïf”

Aujourd’hui, 160 ans après leur prise de vue, les images de John Ruskin montrent un Fribourg immuable dans ses murs. Seules quelques façades à remplages (bas-reliefs au-dessus des fenêtres) ou cette masure au Karrweg ont disparu. Pour le reste, il faut chercher dans le détail des daguerréotypes pour vraiment se retrouver dans le passé. A l’image de cette époustouflante vue du quartier de l’Auge, où un étrange personnage flou transporte le spectateur dans la réalité de 1856. «Malgré son implication depuis plusieurs années dans la photographie, John Ruskin peut toutefois être toujours considéré comme un “amateur naïf”, décrivent les auteurs du livre.

A l’inverse de certains “amateurs sophistiqués”, il était trop occupé pour y consacrer tout son temps. De même, un photographe professionnel (n.d.l.r.: aucun n’était encore installé à Fribourg à cette époque) y aurait sans doute vu une grande difficulté de réalisation et peu de valeur commerciale.»

Cette ambition d’amateur, Ken et Jenny Jacobson la comparent à celle de Girault de Prangey, dont le Musée gruérien possède une collection de 61 daguerréotypes (plusieurs sont reproduits dans cet ouvrage). Les deux érudits partagent un singulier attachement aux détails architecturaux, aux formes géologiques, à l’expérimentation formelle, à l’amour des voyages. Et, comme Girault de Prangey, Rus­­kin préféra l’aquarelle à la restitution photographique de la réalité, car «le daguerréotype, malgré ses qualités, échoue à convertir les impressions ressenties sur place».

Ken & Jenny Jacobson, Carrying off the palaces, John Ruskin’s lost daguerreotypes (textes en anglais), Bernard Quaritch Ltd.
www.jacobsonphoto.com

 

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