Jean Tinguely, si célèbre et pourtant tellement méconnu

Dominik Müller, historien de l’art et collaborateur pendant plusieurs années au Musée Tinguely de Bâle, sort une biographie de l’artiste fribourgeois. Grâce à de nombreux témoignages, l’ouvrage amène une vision nouvelle de la vie de Jean Tinguely.

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par Dominique Meylan

Jean Tinguely est l’un des artistes suisses les plus importants du XXe siècle et, pourtant, le grand public ne disposait jusqu’à maintenant d’aucune biographie circonstanciée. L’historien de l’art Dominik Müller remédie à cette situation, avec la parution de Jean Tinguely, Motor der Kunst aux Editions Christoph Merian. Le texte n’est pour l’heure disponible qu’en allemand. Cette biographie jette une lumière nouvelle sur la vie du Fribourgeois, grâce à de nombreux témoignages et à des anecdotes. Le livre met l’accent sur sa naissance artistique dans les années 1950 et ses relations avec d’autres artistes contemporains. L’ouvrage sera présenté officiellement le jeudi 18 juin à l’Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle à Fribourg. Dominik Müller nous explique sa démarche.

Comment est né ce livre?
Tout a commencé avec un travail à l’Université sur l’architecture de Tinguely, un projet qui a finalement avorté. Simultanément, je travaillais au Musée Tinguely de Bâle. Dans les archives, j’ai découvert des photos, des lettres et vraiment beaucoup de documents. Comme je ne suis pas seulement historien de l’art, mais aussi historien, j’aime travailler avec les sources. Grâce à ces archives, j’ai compilé une biographie de Tinguely pour le catalogue du musée. J’ai aussitôt pensé qu’il fallait quelque chose de plus accessible.

J’ai voulu écrire une étude complète et détaillée, en essayant de raconter l’histoire de Tinguely dans le tempo où il a travaillé.

Comment expliquer l’absence de biographie de Jean Tinguely?
Je ne sais pas. Pendant sa vie, il a dirigé lui-même les écrits biographiques à son sujet. Ensuite, tout est allé au musée. Dans les catalogues, il y a souvent une biographie, mais cela se limite à des dates et à des événements. J’ai voulu écrire une étude complète et détaillée, en essayant de raconter l’histoire de Tinguely dans le tempo où il a travaillé. Vous donnez une description très vivante de Jean Tinguely, avec des anecdotes, des témoignages et des citations… Presque tout vient des archives. Le musée, qui enchaîne les expositions, n’a pas le temps d’étudier ces fonds. Pourtant, il possède entre 80 et 90 témoignages audio d’amis de Tinguely et de galeristes. Cela a été une grande source d’informations pour moi.

Pourquoi avoir choisi ce titre Jean Tinguely, Motor der Kunst?
Pour moi, un artiste adopte toujours un langage. Tinguely a choisi le moteur, qui lui a ensuite ouvert toutes les portes. Il est toujours resté fidèle à ce moyen d’expression. Tinguely a aussi vécu comme un moteur, passant d’un pays à l’autre et traversant les continents dans les années 1950-1960.

A-t-il également eu un rôle moteur dans l’art?
Oui, dans les années 1960, on a vraiment pensé en Europe que l’art cinétique serait le prochain grand chapitre de l’histoire de l’art. Cela a changé à la fin des années 1960 avec l’apparition du «minimal art» et du «land art», des domaines que Tinguely a aussi touchés. L’art cinétique n’existe presque plus après la période 1956-1969. C’est à Paris que Tinguely va véritablement se développer artistiquement.

Pourquoi pas en Suisse?
Le journaliste Paul Nizon a écrit avec raison que les artistes suisses ne peuvent pas réussir en Suisse et devenir mondialement célèbres. Ils doivent quitter le pays et aller dans un grand centre pour construire leur œuvre. Tinguely n’a jamais eu de galerie fixe en Suisse. Il est revenu y vivre, mais sans rencontrer un grand succès. Eurêka, la machine qu’il a réalisée pour l’exposition nationale de 1964 à Lausanne, a suscité beaucoup de discussions. Après 1980, grâce notamment à une rétrospective qui lui a été consacrée au Kunsthaus de Zurich, les choses changent et Tinguely devient un peu plus populaire. Jean Tinguely était un ami du pilote automobile Jo Siffert. Qu’est-ce qui liait les deux hommes?tinguelyb

Jo Siffert représente pour moi la première superstar internationale de la Suisse. Et Tinguely a vraiment profité de cela. Si l’on prend une carte du monde avec les endroits où Jo Siffert a gagné une course, on peut toujours trouver quelque chose de Tinguely à cet en-droit. Que ce soit à Pretoria en Afrique du Sud, à Fuji au Japon ou à Indianapolis aux Etats-Unis. Ils ont un passé qui les liait. Tous deux sont nés à Fribourg, tous deux viennent de milieux relativement modestes et se sont accomplis eux-mêmes. Vous donnez moins d’indications sur les relations artistiques de Jean Tinguely dans la deuxième partie de sa vie. Cela correspond-il à une réalité?

Je crois qu’à partir de 1980, Jean Tinguely a vraiment constitué une entreprise qui répond aux lois du marché. Il travaille pour de grandes expositions, il veut laisser quelque chose aux générations futures. Son état d’esprit a changé. A la fin des années 1950, il estime que rien n’est durable, que tout va être cassé. L’aspect révolutionnaire de son art n’est pas le même entre le début et la fin de sa carrière.

Reste-t-il des zones d’ombre dans la vie de Tinguely?
J’aurais peut-être voulu en savoir plus sur sa vie personnelle, même si je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire de le diffuser au monde entier. On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé avec sa première fille, quelle était sa relation.

Un autre regret?
Je suis triste que le livre ne soit pas traduit en français. Je travaille pour que cela change. Tinguely a essayé toute sa vie de traverser le Röstigraben. S’il a vécu en Suisse allemande pendant sa jeunesse, il a ensuite véritablement choisi Fribourg. Il est à la fois international et profondément suisse. J’aime bien ce paradoxe. Etre un paradoxe constitue certainement un des grands thèmes de sa vie. On ne peut pas vraiment le mettre dans une case. Il était révolutionnaire, mais il aimait la disci-pline de l’armée et le carnaval. Tinguely est un artiste difficile à capturer. Moteur de l’art, c’est vraiment ce qui le définit.

Dominik Müller, Jean Tinguely, Motor der Kunst, Christoph Merian Verlag, 208 pages

 

 

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