Charles-Henri Favrod: «La photo était si maltraitée»

Le Musée de l’Elysée fête cette année ses trente ans. En marge de l’exposition de William Eggleston à vernir ce jeudi, La Gruyère a rencontré Charles-Henri Favrod, fondateur et figure de proue de l’institution lausannoise. Il raconte.

favroda

par Christophe Dutoit

A la fin des années septante, le Conseil d’Etat vaudois a voulu une maison, la plus somptueuse possible. Le choix s’est porté sur la propriété de l’Elysée. On avait tellement dit qu’il fallait faire un musée… qu’il a bien fallu en faire un. Avec quoi? Ce dont on disposait de mieux à l’époque était la gravure. On a donc offert un musée de la gravure. Durant trois ans, le musée était surtout caractérisé par l’absence de public. A l’été 1985, le conseiller d’Etat Pierre Cevey m’a demandé de prendre sa direction. Personne ne savait où était l’Elysée. “Il faut ouvrir en octobre, débrouillez-vous!” J’avais un budget dérisoire, 80000 francs je crois. Dès l’ouverture, nous avons immédiatement eu un public, qui, au cours des années, est devenu énorme. Avant que le Musée olympique voisin n’attire les foules, nous avions la plus grosse fréquentation muséale de Lausanne.

»Au début, le musée était vide de public, quasiment vide de photographies. Aujourd’hui, la collection est très importante. A l’époque, l’Elysée était le seul endroit où la photographie était chez elle. “Un Musée pour la photographie”, disait-on. Je me souviens qu’on me reprochait de l’appeler musée. Beaucoup de photographes voulaient l’appeler centre. Le centre, la concentration, c’est un vilain mot. Il y a déjà assez de centres comme ça! Musée, pourquoi pas: on s’amuse… les muses… Le Musée pour la photographie est donc devenu l’Elysée. Ce qui avait un prestige extraordinaire quand je téléphonais à Paris. J’en ai passé bien des barrages en m’annonçant comme l’Elysée de Lausanne.

J’y ai découvert des merveilles. Des choses de très bonne qualité y dormaient, abandonnées dans des tiroirs et dans des lieux nauséabonds. Les premières photographies qui nous sont arrivées étaient si humides qu’elles auraient pu venir du musée lacustre…

«Des merveilles y dormaient»
»Il y avait toute la photographie suisse à révéler. Et aussi à se préoccuper de ce que faisaient la France et l’Italie. J’ai tout de suite envisagé des expositions dans la perspective de la collection, pour la nourrir, car elle était quasi inexistante. On m’avait alloué un fonds photographique de la Bibliothèque cantonale. J’y ai découvert des merveilles. Des choses de très bonne qualité y dormaient, abandonnées dans des tiroirs et dans des lieux nauséabonds. Les premières photographies qui nous sont arrivées étaient si humides qu’elles auraient pu venir du musée lacustre…

»A ce moment-là, la photographie était tellement maltraitée et ignorée… Comme membre du conseil de Pro Helvetia, j’ai obtenu la première subvention pour un photographe. Aujourd’hui, cela va de soi. Elle surabonde, elle est devenue un produit financier insensé. Je ne pourrais plus aujourd’hui acheter de la photographie. La moindre image du XIXe siècle coûtait moins cher que les cartes postales. La photographie était dédaignée de tous les marchands de vieux papiers.

J’ai découvert qu’il y avait une école de pionniers de la photographie en Suisse. Autour d’Arnold Kübler à la revue Du, autour de gens comme Gotthard Schuh et bien vite les plus jeunes, Robert Frank, Werner Bischof, René Burri.

»Avec quelques amis, on a monté une Stiftung für die Fotographie (Fondation pour la photographie) et on s’est établi au Kunsthaus de Zurich, à la fin des années cinquante. On n’a pas eu beaucoup d’appuis, en particulier de la Confédération. C’est de là que je réclamais un lieu pour la photographie. Un peu comme le corbeau…

»Durant les années 1930, quelques galeries à Paris et aux Etats-Unis ont commencé à montrer de la photographie. Sans grand succès. La guerre a exalté les photographes, car elle est prétexte à des images formidables. Mais, une fois terminée, tout a été escamoté par l’avènement de la télévision. Les magazines, Life en particulier, ont été en péril. J’ai découvert qu’il y avait une école de pionniers de la photographie en Suisse. Autour d’Arnold Kübler à la revue Du, autour de gens comme Gotthard Schuh et bien vite les plus jeunes, Robert Frank, Werner Bischof, René Burri.

Charles-Henri Favrod en discussion avec Robert Frank lors de son exposition au Musée de l'Elysée en 1987.

Charles-Henri Favrod en discussion avec Robert Frank lors de son exposition au Musée de l’Elysée en 1987.

»En 1985, il n’y avait rien. A Paris commençait le Mois de la photo. Confusément, on parlait d’un Centre européen de la photographie, qui a vu le jour au milieu des années 1990. Tout ce qui existait de solide, c’était à la rigueur les musées américains. Le MoMA à New York, bien sûr. J’ai eu d’ailleurs un très bon contact avec les Américains qui m’ont associé à leurs rencontres. Avec un peu de commisération. Je me souviens avoir été à la première réunion des conservateurs de photographie. Je n’y étais pas à l’écart, mais ignoré. John Szarkowski, le patron de la photographie au MoMA, m’a particulièrement dédaigné… Le soir, j’étais allé chez Robert Frank, chez qui j’étais logé. Il habitait en plein Bowery, le quartier des junkies et des drunkies. Une pauvre femme a frappé à la porte. C’était la conservatrice du Musée de Houston. Elle m’a tout à coup reconnu. Le lendemain, Szarkowski est venu en délégation, en vénération: je connaissais Robert Frank! Donc, il y avait au moins un endroit où la photographie suisse était connue. Assez vite après ce séjour, j’ai fait une grande exposition Robert Frank à Lausanne.

«Je devenais un partenaire»
»Les Américains ont pris au sérieux qu’il existait un Musée pour la photographie en Suisse et j’ai eu de très bons rapports avec eux. Difficiles, parce qu’ils tiennent beaucoup à rappeler qu’ils ont quasiment inventé la nouvelle photographie. Mais je devenais un partenaire. Dès la première décennie, l’Elysée a exposé à peu près partout. On était dans une conjoncture très favorable. La photographie intéressait de plus en plus les gens. Je n’ai pas eu vraiment de difficultés. Sinon qu’il fallait chaque année négocier le budget. Au départ, on avait estimé que ce musée pouvait vivre de rien.

Arrivait mon successeur, cette espèce de corniaud qui avait déclaré dans un article au Times que, à Lausanne, on alignait les photographies comme la ligne de crasse dans les baignoires.»

hcbportrait

Henri Cartier-Bresson est un petit peu à l’origine de mon refus d’être photographe. Il s’est toujours moqué de moi parce que je travaillais au Rolleiflex. “On ne photographie pas avec son ventre! C’est l’œil d’épervier qui compte. C’est le Leica!” J’ai été un peu vengé, car il est devenu bouddhiste. Il a commencé à regarder son ventre lui aussi.

»Durant ces dix premières années, les photographes ont pris l’habitude de considérer Lausanne comme la capitale de la photographie suisse. Je n’ai pas eu de peine à avoir de leur part des dépôts, des dons et des expositions. Les photographes, j’en connaissais déjà pas mal. Certains sont même devenus de grands amis à l’image de Cartier-Bresson, qui est un petit peu à l’origine de mon refus d’être photographe. Il s’est toujours moqué de moi parce que je travaillais au Rolleiflex. “On ne photographie pas avec son ventre! C’est l’œil d’épervier qui compte. C’est le Leica!” J’ai été un peu vengé, car il est devenu bouddhiste. Il a commencé à regarder son ventre lui aussi.

»J’ai regretté de n’avoir pas pu opérer vingt ans plus tôt. Beaucoup de choses n’ont malheureusement pas pu être faites, certaines archives ont été perdues. En 1996, j’aurais bien aimé continuer au-delà de mes dix ans de direction. Surtout qu’arrivait mon successeur, cette espèce de corniaud qui avait déclaré dans un article au Times que, à Lausanne, on alignait les photographies comme la ligne de crasse dans les baignoires.»

«Aux sourciers
de trouver les bonnes»

favrodbQuel a été votre premier contact avec la photographie?
Charles-Henri Favrod. J’ai contracté la tuberculose pendant la guerre, lorsque j’avais 15 ans. Au sanatorium de Leysin, j’avais à disposition la bibliothèque et j’y ai découvert la collection complète de L’Illustration. C’était merveilleux. De semaine en semaine, j’avais l’histoire du siècle sous les yeux. Les plus grands photographes y collaboraient, mais personne n’y prêtait attention, car on reproduisait les clichés à l’aide de la gravure. Après la faculté, j’ai photographié, néanmoins. Parce que ma vie a commencé avec le journalisme. Je suis allé en Méditerranée, j’ai couvert la guerre d’Indochine, l’Algérie, l’Afrique noire. La photographie s’est emparée de moi. Tout en étant un homme de texte, j’ai été constamment heureux de palper des images.

Comment expliquez-vous cette attirance pour l’image?
Par la révolution qu’elle implique. Zola a une très bonne formule: «Rien n’existe avant d’être photographié.» Cette espèce de duplication du monde que la photographie engage collait avec ma curiosité exotique. Le monde sans la photographie n’est pas le monde que nous savons aujourd’hui. D’en avoir pu dresser l’inventaire est une manière d’aborder la modernité.

Depuis une dizaine d’années, qu’est-ce que l’avènement du numérique a changé pour la photographie?
J’approuve la photographie numérique et je suis très heureux de voir que certains raccourcis techniques facilitent la vie des photographes. En même temps, il y a surabondance d’images. Et difficulté de constituer des archives valables. A l’époque, certains fonds comptaient un millier de photographies. D’autres atteignent déjà des centaines de milliers d’images. Et demain? Des milliards… On ne peut plus maîtriser le numérique. La preuve: tout le monde photographie. Il y a un trop-plein. Mais je ne veux pas commencer à jouer au père noble. Dans ce trop-plein, aux sourciers de trouver les bonnes images.

Où va la photographie aujourd’hui?
Elle continue. Elle est indispensable. On n’arrêtera pas de photographier. On a besoin de preuves. On regrettera toujours de ne pas avoir la photographie qui aurait dû être faite. Je n’en suis pas à le souhaiter, mais on aura bientôt un appareil incorporé à l’œil. C’est presque ce que nous voyons avec les téléphones.

 

Les coulisses de la rencontre

«C’est vrai, c’est en 1985 que tout a commencé. En fait, avant de répondre à vos questions, il faut d’abord poser les préliminaires…» Enfoncé dans un des fauteuils de son salon à Saint-Prex, j’écoute Charles-Henri Favrod dans le contre-jour de sa vue sublime sur le Léman. En guise de préliminaires, il improvise un monologue étincelant. Malgré ses 88 ans et sa santé fragilisée, l’homme de lettres a gardé le verbe fertile, l’anecdote féroce, le souvenir fécond. Après cette demi-heure virtuose, ma première question s’est muée en discussion. Sur Doisneau, Sartre, le Leica, Cartier-Bresson bien sûr. De quoi remplir au moins dix pages de journal…

Posté le par admin dans Photographie Déposer votre commentaire

Ajouter un commentaire