Mike Brodie: sur la route, mais sur le rail

brodie-8brodie-7brodie-5brodie-3brodie-4brodie-2brodie-1polaroidkiddbrodie-6brodie-10

De 2004 à 2008, l’Américain Mike Brodie a voyagé illégalement à travers les Etats-Unis. Passager clandestin de trains de marchandises, il a photographié ses coreligionnaires. Ses images, d’une beauté suffocante, viennent d’être republiées.

par Christophe Dutoit

Durant son adolescence à Pensacola, Floride, Mike Brodie vit à deux pas d’une ligne de chemin de fer. Son père, alcoolique et rapineur, purge une peine de onze ans et laisse sa famille dans l’indigence. Un jour, le jeune homme dit à sa Savannah, son amoureuse punk: «Je vais quitter l’épicerie pour voyager sur les trains. Viens-tu avec moi?» Encore à l’école, la belle décline cet horizon de liberté. Nous sommes en 2004. Là où l’effronté de 19 ans grimpe illégalement dans un wagon de marchandises pour Jacksonville, il n’y a ni quai, ni gare, ni embrassades éplorées. Juste deux lignes métalliques parallèles qui mènent droit vers le soleil levant.

Mike Brodie prend le rail comme Jack Kerouac a taillé la route un demi-siècle plus tôt. Passager clandestin par conviction, il suit aussi les traces de Christopher McCandless, ce malheureux assoiffé d’absolu dont le destin tragique inspira le film Into the wild.brodie-8

Durant cinq ans, le natif de Mesa, Arizona, sillonne les Etats-Unis, dort dans les sous-bois, vit de rien. Il se permet un seul luxe: avec le polaroïd SX-70 trouvé sur la banquette arrière d’une voiture, il photographie de manière obsessionnelle ses coreligionnaires dans leur marche idéaliste vers l’ailleurs.

Au jour le jour, l’autodidacte documente ses rencontres, la vie de ces jeunes gens qui ont préféré le dénuement physique au confort d’un quotidien middle class. Ces proscrits volontaires de la société de consommation, ces fugitifs sans condamnation, ces SDF par choix, ces gueules pleines de défiance dans la lumière chaude de la tombée du jour. Comme sur les peintures du Caravage, ces vagabonds des temps modernes ont les ongles noircis par la crasse. Comme dans les portraits de Dorothea Lange, la précarité a un visage, ici éclairé par le réalisme cru du développement instantané.

Sur son site internet
Sur ses polaroïds aux couleurs ardentes, Mike Brodie montre la solitude de l’attente, la course effrénée pour attraper la prochaine correspondance vers nulle part, le danger permanent de s’écraser sur le rail. Surtout, il épouse le rêve d’un american way of life alternatif, d’une liberté cheveux au vent et pieds nus dans la poussière. Une vie de bohème incroyablement romantique.

On pense aux polaroïds documentaires de Walker Evans, mais aussi aux Américains de Robert Frank et à l’étrange dualité entre voyeurisme et intimité des images de Nan Golding.

Malgré sa pauvreté affichée, l’aventurier du troisième millénaire n’en est pas moins connecté à internet et Mike Brodie y publie régulièrement ses images sous son pseudonyme The Polaroid Kidd, qu’il signe à la craie là où il passe. Vite repéré par la communauté, il publie en 2006 son premier recueil, Tones of dirt and bone. Epuisé depuis longtemps, il connaît enfin une réédition en ce début d’année*.brodie-7

A l’évidence, on pense aux polaroïds documentaires de Walker Evans, mais aussi aux Américains de Robert Frank et à l’étrange dualité entre voyeurisme et intimité des images de Nan Golding. Lui évoque plutôt les portraits de Steve McCurry dans le National Geographic. Ses lectures d’enfance qui lui ont donné le goût du voyage…

En 2006 toujours, le voyageur troque l’esthétique brute des films Time Zero, abandonnés par Polaroid, contre un vieux Nikon F3 et des pellicules aux couleurs diaprées. Ses images se resserrent sur les détails éloquents, une boîte de conserve entre deux mains, un chapeau plein de mûres, un pantalon qui flotte dans une baignoire à l’eau brune.

Deux ans plus tard, le voyage s’achève brutalement dans l’Illinois, où le hobo s’échoue dans la prison de Sullivan pour voyage illégal en train. «J’ai vécu dix jours en enfer, confesse-t-il dans une interview. Je me suis dit que je ne voulais plus vivre dans la paranoïa d’y retourner un jour.» Terminus, tout le monde descend. En cinq ans, il vient de rouler l’équivalent de deux fois le tour de la planète.

Lassé de la poussière, Mike Brodie dépose armes (il a désormais déconnecté son site et abandonné la photographie) et bagages à West Oakland, dans la baie de San Francisco. Porté au panthéon pour son second livre, A period of juvenile prosperity, unanimement salué par la critique, il dit avoir détesté l’attention portée sur lui par le monde de l’art. Point final.brodie-5

Aujourd’hui, il confesse regretter cette période d’insouciance. «Mais pas forcément les heures galvaudées, assis par terre, à se demander ce qu’on pourrait bien faire de nos vies.» Malgré l’esprit libertaire de ses images, être passager clandestin de l’Amérique profonde n’est pas un destin enviable. «Tu ne peux pas prendre racine ni développer des relations sérieuses», s’excuse-t-il, presque.

Depuis 2008, Mike Brodie a appris le métier de mécanicien sur diesel et il ne grimpe plus dans les trains de marchandises. Il se contente de réparer les locomotives. Ses images, d’une beauté suffocante, lui survivront.

* Mike Brodie, Tones of dirt and bone et A period of juvenile prosperity, Twin Palms Publishers

brodie-3 brodie-4 brodie-2 brodie-1 polaroidkidd brodie-6 brodie-10

 

Posté le par admin dans Photographie Déposer votre commentaire

Ajouter un commentaire