Patrick Suter, du théâtre aux frontières

Dans un étonnant ouvrage qu’il qualifie de «théâtre-essai», le Fribourgeois Patrick Suter interroge la notion de frontières. Rencontre.

Suter©MR

par Eric Bulliard

Dans le mot «frontières», il y a «front» et donc guerre. Lieu de friction, mais aussi passage, séparation arbitraire entre les peuples et les régions. Des frontières existent sur le plan culturel, social, écologique, psychologique et toutes se retrouvent dans un foisonnant ouvrage du Fribourgeois Patrick Suter.

Ecrivain et professeur de littérature française à l’Université de Berne, Patrick Suter s’intéresse de longue date à ce sujet: «Je viens de Fribourg, qui se situe à la frontière des langues. J’ai aussi habité Genève, qui est entouré par la France.» Chacun connaît cette expérience: il suffit de passer la douane pour rapidement se rendre compte que nombre de petites choses changent. «L’effet de la frontière a quelque chose de magique, alors qu’elle n’a aucune raison d’être là.»

Nous sommes bien au théâtre, avec ses acteurs et sa représentation, mais aussi dans l’essai, avec ce que le terme comporte de réflexion sur le monde et la société

A l’évidence, Frontières s’appuie sur un socle solide de recherches et de réflexions. Patrick Suter évoque des études anthropologiques, psychologiques, ethnologiques, biologiques… Il cite des artistes contemporains (comme Ursula Biemann et Christian Philippe Muller) des hommes de théâtre (Michel Deutsch ou Wajdi Mouawad), mais sans jamais nous assommer par ses références. Elles lui permettent de toucher juste, avec une précision qui contrebalance le sentiment de foisonnement né de la multiplicité des voix.

Une question de rythme
Des voix se croisent en effet, dans une forme polyphonique qui peut décontenancer de prime abord. Une fois entré dans le texte, le lecteur se retrouve au contraire emporté dans un tourbillon fascinant. Son livre, Patrick Suter le qualifie de «théâtre-essai»: nous sommes bien au théâtre, avec ses acteurs et sa représentation, mais aussi dans l’essai, avec ce que le terme comporte de réflexion sur le monde et la société.

Surtout, l’écrivain a réalisé un important travail sur le rythme des mots et des phrases: «J’accorde une grande importance à la choralité et à l’oralité», explique-t-il. Lui qui s’intéresse depuis longtemps à la polyphonie, multiplie «les échos, les entrées, les disjonctions, les ruptures de ton»… Le résultat apparaît à la fois intelligent, complexe et d’une totale limpidité.

Pas égaux devant elles
En lisant Frontières, il devient rapidement évident que seule cette forme de théâtre pouvait aborder ce thème dans sa complexité. «De nombreux auteurs ont écrit sur les frontières, comme Césaire ou Butor. Mais, à chaque fois, ils se concentrent sur un aspect particulier.»

Je ne remets pas en cause la notion de frontières: elles existent et sont nécessaires sur certains aspects.

Ici, il est aussi bien question des frontaliers que de «l’écheveau de l’Afrique». «Je ne remets pas en cause la notion de frontières: elles existent et sont nécessaires sur certains aspects. Mais elles déstructurent une communauté: tout le monde n’est pas semblable devant une frontière…»

Et puis, il y a ces «frontières non négociables, non déplaçables, que nous ne pourrons préserver qu’ensemble, écrit Patrick Suter. Cette mince couche extérieure de la planète, région unique de l’écorce terrestre occupée par la vie, avec tous les organismes, séparés de la matière brute ambiante par une limite nette et infranchissable…»

Les limites indépassables
«Il y a les frontières créées par l’être humain, explique l’écrivain, et d’autres qui ne dépendent pas de lui: ce sont les limites physiques.» La dernière partie de son livre évoque ainsi une série de «limites indépassables»: quantité de gaz carbonique dans l’atmosphère, perte de la biodiversité, quantité de phosphore dans les eaux… Une fois franchies ces limites, les effets deviennent irréversibles «ou en tout cas imprévisibles».

«Ce qui est en train de se passer dans la biosphère est monumental, poursuit Patrick Suter. Nous avons un point de vue trop anthropocentré. Nous sommes à juste titre effrayés par les horreurs dont les humains sont capables entre eux, mais nous devrions être encore plus effrayés par ce qui arrive à la biosphère, notre véritable lieu commun.»Suter©MR

Frontières ne donne toutefois pas de leçon. De la littérature engagée, peut-être, mais de la littérature avant tout. Elle seule peut tisser de tels liens, faire résonner de tels échos, articuler des éléments que l’on n’imaginait pas forcément ensemble. Pour, au final, tenter de donner une meilleure représentation du monde.

Bientôt sur scène?
Encore faut-il faire entendre ces voix. Désormais, Patrick Suter espère que son texte vive sur scène, sa place naturelle. «Il est écrit pour être représenté, mais est-ce que ce serait supportable pour le public?» Ce serait, en tout cas, l’occasion de s’interroger sur d’autres frontières: celles qui séparent le théâtre de l’extérieur ou encore les spectateurs des acteurs.

Parmi tant de questions et de pistes à déchiffrer, prendraient ainsi chair celles que les comédiens adressent au public: «Pourquoi ce silence, cette passivité? Quel monde avez-vous fui pour vous retrouver là réfugiés? Nous, nous sommes actifs: nous sommes des acteurs. Et vous? Vous êtes passifs. Mais est-ce pour devenir des passeurs?»

Patrick Suter
Frontières, théâtre-essai

Passage d’encres, collection Trace(s), 96 pages

 

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