Patrick Deville, dans le magma mexicain

Patrick Deville plonge dans le bouillonnement révolutionnaire du Mexique des années 1930. Avec Viva, il continue d’explorer le monde et son histoire par la grâce de la littérature.

Patrick Deville

par Eric Bulliard

Il faut lui faire confiance et se laisser entraîner dans ce tourbillon vertigineux, à la fois érudit et joyeux. Souvent, on croit se perdre, parfois on se perd vraiment, mais jamais très longtemps: toujours, Patrick Deville parvient à nous rattraper et l’on sort de ce Viva un peu étourdi, après avoir vu sous nos yeux des liens que l’on n’imaginait pas se tisser entre des dizaines de personnages et des centaines d’anecdotes.

Deux ans après son prix Femina pour l’excellent Peste et choléra (qui suivait le destin du scientifique vaudois Alexandre Yersin), l’écrivain français, 56 ans, poursuit une exploration éminemment littéraire de l’histoire du monde. Viva se concentre sur un lieu et une époque pour mieux irradier: le cœur bouillonnant du roman se situe au Mexique, à la fin des années 1930. Là où couvent les idées révolutionnaires.

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Frida Kahlo (au centre), avec Trotsky

Deux personnages principaux traversent le roman: d’un côté Trotsky, dont la fuite sans fin n’a pas altéré la révolte et qui finira assassiné à coups de piolet en 1940. De l’autre, Malcolm Lowry, tout aussi révolutionnaire, mais dans son domaine, la littérature: il travaille sans relâche à son hallucinant Au-dessous du volcan, qui paraîtra en 1947.

Entre les deux, difficile de dire qui est le plus fou, le plus utopiste: «L’héroïsme c’est d’écrire le Volcan, de donner sa vie pour écrire le Volcan, de signer le pacte faustien qu’il faudra bien payer plus tard de sa santé mentale, mais on aura écrit le Volcan», martèle Patrick Deville. Alors que la Seconde Guerre mondiale éclate, «Lowry ne cherche pas à libérer les hommes, il cherche à écrire le Volcan».

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Malcolm Lowry

Tout un monde
A défaut de changer le monde, il aura transformé ceux qui lisent ce roman hors normes. Comme Maurice Nadeau, qui a édité le livre en français, l’explique au narrateur: «Il existe une étrange confrérie: celle des amis d’Au-dessous du volcan. On n’en connaît pas tous les membres et ceux-ci ne se connaissent pas tous entre eux. Mais, que dans une assemblée, quelqu’un prononce le nom de Malcolm Lowry, cite Au-dessous du volcan, les voici qui s’agrègent, s’isolent, communient dans leur culte.»

Trotsky et Lowry, donc. Et tout un monde autour de ces deux hommes qui ne se rencontrent pas. Au fil de pages fulgurantes, on croise les peintres Diego Rivera et Frida Kahlo, la photographe Tina Modotti, le poète boxeur Arthur Cravan (neveu d’Oscar Wilde), les écrivains Graham Greene, Antonin Artaud, André Breton et des dizaines d’autres qu’ils soient des célébrités ou des anonymes, des artistes connus ou oubliés. Avec aussi Jeannot Lapin, comme un pied de nez à qui trouverait à redire à cette érudition tranquille.

Révolu, vraiment? Chacune de ces figures mériterait un livre à elle seule. Patrick Deville préfère les mêler, tirer des fils entre elles, esquisser des pistes pour dresser le portrait kaléidoscopique d’une époque et d’un monde révolus. Mais pas tout à fait: le chef-d’œuvre de Lowry n’a rien perdu de sa puissance ni le Mexique de son mystère, «ce pays auquel un étranger ne peut pas comprendre grand-chose. La plupart des Mexicains n’y entendent rien non plus», écrit Patrick Deville.deville-cover

Au passage, il rappelle aussi qu’en 1994, le sous-commandant Marcos, pendant l’insurrection des Indiens zapatistes dans le Chiapas, avait installé un portrait d’Antonin Artaud, au milieu de ceux du Che et de Zapata. Tout se tient: la poésie et la révolution, le passé et le présent.

Bonheur du bric-à-brac
Là au milieu, après des années de recherches que lui-même qualifie d’obsessionnelles, Patrick Deville se balade avec une aisance extraordinaire. Il multiplie les détails, trace en quelques traits des personnages inoubliables.

Impossible, évidemment, de distinguer la réalité historique de l’imagination romanesque. A quoi bon? L’essentiel reste le bonheur d’avancer dans ce bric-à-brac tournoyant, mais jamais confus. Au contraire: le magma révolutionnaire s’éclaire peu à peu et tout semble devenir limpide. Magie de la littérature.

Patrick Deville
Viva
Editions du Seuil
224 pages

Notre avis: 3/4

 

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