Déjà 175 ans d’infidélité à la réalité photographie

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Le boulevard du Temple, à Paris. L’un des premiers essais de Louis Daguerre en 1838, avec le fameux cireur de chaussures et son client (en bas à gauche), seuls éléments statiques à avoir marqué de leur empreinte la plaque photographique. Déjà une représentation infidèle de la réalité…

Il y a tout juste 175 ans, l’invention de la photographie était enfin divulguée à Paris, après six mois d’une attente rendue fiévreuse par les rivalités, les rumeurs et les enjeux liés à la primeur de la découverte. Ce 19 août 1839, François Arago présentait aux Académies des sciences et des beaux-arts, spécialement réunies pour l’occasion, le procédé de Louis Daguerre en ces termes: «A l’inspection de plusieurs des tableaux qui ont passé sous nos yeux, chacun songera à l’immense parti qu’on aurait tiré […] d’un moyen de reproduction aussi exact et aussi prompt.»

Persuadé de «l’immense rôle que les procédés photographiques sont destinés à jouer», le secrétaire perpétuel de l’Académie annonce que l’Etat français a acquis cette invention et qu’il compte en faire profiter le monde, certain de cet «immense service rendu aux arts». Dès la fin de la séance, la foule, qui a patiemment attendu à l’extérieur, s’enflamme pour ces daguerréotypes, ancêtres d’une photographie aujourd’hui largement autant utilisée que le couteau à pain.

La photographie est une invention aussi bien qu’une découverte scientifique. Le mérite de Daguerre fut en effet de mêler deux phénomènes déjà connus, l’un optique, l’autre chimique. Sur la lancée des recherches de Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône, il a compris que l’on pouvait enregistrer l’image projetée dans une chambre noire – un outil décrit par Aristote et utilisé par les peintres depuis deux siècles – en utilisant la propriété de l’argent de noircir à la lumière.

Le goût exclusif du Vrai opprime et étouffe le goût du Beau. Charles Baudelaire

Sur des plaques de cuivre sensibilisées, il est ainsi parvenu à fixer les premières images, d’une netteté et d’un rendu des matières éblouissants. Face à l’engouement suscité par la photographie, les critiques n’ont pas tardé à fuser. Non pas tant sur la technique elle-même, mais sur sa manière de reproduire le réel et sa concurrence avec la peinture. Gérard de Nerval, d’abord enthousiasmé par cet appareil avec lequel «le dieu du jour s’exerce si agréablement au métier du paysagiste», se montra ensuite très critique face à «cet instrument de patience qui s’adresse aux esprits fatigués, qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité».

D’autres, à l’image de Charles Baudelaire, dénoncent cette ressemblance automatique à la réalité et regrettent dorénavant que «le goût exclusif du Vrai opprime et étouffe le goût du Beau».

Depuis ses premiers jours, la photographie s’est toujours débattue avec l’ambiguïté de son rapport au réel. Inséparable du monde qu’elle a enregistré – «le référent adhère», pour reprendre la célèbre expression de Roland Barthes – elle n’en est qu’une simple représentation, un prolongement de l’œil humain d’une précision à la fois accablante et infidèle.

Malgré l’inévitable imperfection de sa représentation (elle mettra par exemple soixante ans à reproduire les couleurs, et encore de manière très aléatoire), la photographie a souvent été mise en concurrence avec la peinture. Peu après sa naissance, elle a sans doute joué un rôle dans l’avènement de l’impressionnisme, puis bien plus tard de l’abstraction, avant d’elle-même connaître une forte influence pictorialiste jusque dans les années 1920. Durant le XXe siècle, elle a même conquis un certain nombre de peintres friands d’exactitude, qui prétendaient ainsi toucher à un vain hyperréalisme.

Ne pas prendre la photographie pour une copie du réel, mais pour une émanation du réel passé. Roland Barthes

Depuis sa naissance, la photographie montre et donne à voir à la fois. Les usages actuels liés au monde numérique le prouvent tous les jours. On se repaît de selfies (comme si le mot autoportrait ne suffisait plus), on partage ses photos sur les réseaux sociaux, on s’arrache les cheveux à retrouver une image sur un disque dur soudain vraiment virtuel. Dans ces pratiques contemporaines, un élément cher à Roland Barthes subsiste au quotidien: «Ne pas prendre la photographie pour une copie du réel, mais pour une émanation du réel passé.» A méditer, à chaque fois que l’on presse sur le bouton.

Christophe Dutoit

 

 

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