Béranger, liberté chérie (3)

A l’époque de Nerval et Baudelaire, c’est Pierre-Jean de Béranger qui était considéré comme le plus grand poète français. Aujourd’hui, on s’en souvient à peine comme d’un précurseur de la chanson moderne.

par Eric Bulliard

Ils se croisent: Pierre-Jean de Béranger meurt le 16 juillet 1857, à près de 77 ans. Quelques semaines auparavant (le 25 juin), Baudelaire publiait Les Fleurs du mal, l’ouvrage qui allait révolutionner la poésie française.

A l’époque, qui aurait cru que seul le second resterait dans l’histoire littéraire? Et que Béranger, considéré alors comme le plus grand poète français, tomberait aussi vite dans l’oubli? Ou presque: son nom reste souvent cité par les historiens de la chanson, qui le voient comme un précurseur, en particulier pour sa version engagée.

«Je suis peut-être, dans les temps modernes, le seul auteur qui, pour obtenir une réputation populaire, ait pu se passer de l’imprimerie», se vantait Béranger. Chantées d’abord en petit comité, souvent sur un air connu (du style Le bon roi Dagobert), ses chansons se répandaient ensuite à travers la France: on dit que certaines étaient écrites à Paris le lundi et chantées dans des troquets de Toulon le samedi…berangera

Ainsi naît la gloire de Béranger: au sein des classes populaires. «Désormais, c’est pour le peuple qu’il faut cultiver les lettres», écrit-il dans la préface de Chansons nouvelles et dernières, en 1833. Né en 1780, il s’essaie d’abord aux genres nobles comme le théâtre et la poésie avant d’opter pour la chanson et de rencontrer le succès dès 1813: Le roi Yvetot, son premier texte contre l’Empire, trouve son public, charmé par le portrait de ce «bon petit roi».

Atteintes aux bonnes mœurs
A côté d’un répertoire joyeusement égrillard, Béranger poursuivra dans cette veine politique. Après le retour de Louis XVIII, en 1815, il s’attaque à la Restauration, célèbre la République et l’Empire. Il manie ses chansons comme des armes politiques et défend la liberté d’expression:

Ah! pour rire
Et pour tout dire
Il n’est besoin, ma foi
D’un privilège du roi

écrit-il dans La censure. L’oralité ne suffit plus: en 1821, elles paraissent en deux volumes, dont les 10000 exemplaires sont épuisés en une semaine.

Sa légende croît encore après le procès qui suit la parution du second tome. Plus que la dimension politique, le versant anticlérical des Capucins ou des Deux sœurs de charité dérange. Tout comme sa grivoiserie, bien innocente à nos yeux, à l’image de La Bacchante:

Cher amant, je cède à tes désirs:
De champagne enivre Julie.
Inventons, s’il se peut, des plaisirs;
Des Amours épuisons la folie…

Le 8 décembre 1821, Béranger est condamné à trois mois de prison pour atteinte à la morale (publique et religieuse) et aux bonnes mœurs. Au tribunal, le service d’ordre peine à contenir la foule venue le soutenir.

«Dieu est assez puissant…»
La censure interdit la reproduction de la plaidoirie de son avocat, qui a notamment eu cette phrase superbe: «Si Dieu s’est trouvé offensé par les vers de mon client, il est, je pense, assez puissant pour se venger lui-même.» Mais Béranger s’est entendu avec son imprimeur: de sa prison, il publie un volume contenant le compte rendu intégral du procès et les textes condamnés.

Loin de faire taire le pamphlétaire, la prison renforce sa popularité: Lamartine le qualifie d’«homme-nation», tant il représente la voix du peuple. «On a calculé, racontera Béranger, qu’il y eut pendant les quinze jours qui suivirent mon procès une circulation de plusieurs millions d’exemplaires des vers qu’on avait voulu frapper d’interdiction. C’était là une bonne leçon donnée à ceux qui s’obstinent à entraver la liberté de la presse.»

En 1825, il publie un nouveau recueil de chansons, plus modérées: l’éditeur a pris soin d’en expurger les textes les plus polémiques… qui connaissent un immense succès clandestin. A l’image du Sacre de Charles le Simple, où il se moque du couronnement (en 1824) de Charles X. Trois ans plus tard, Béranger s’enhardit à nouveau, avec Chansons inédites. Nouvelle inculpation pour outrage à la morale et aux bonnes mœurs. Et nouvelle condamnation, cette fois-ci à neuf mois de prison.

Du fond de sa cellule, il continue à écrire et à diffuser ses chansons, frondeur comme jamais, à l’image des vers bravaches de Mes jours gras:

Il me reste encore une flèche
J’écris dessus: Pour Charles-Dix
Malgré ce mur qui me désole
Malgré ces barreaux si serrés,
L’arc est tendu, la flèche vole:
Mon bon Roi, vous me le paîrez.

Cette seconde incarcération a un retentissement énorme: Dumas, Hugo, Nerval, Sainte-Beuve rendent hommage au poète. A sa sortie de prison, il est au sommet de la gloire. On chante ses textes sur les barricades de 1830.berangerb

Récupération post mortem
Après la chute de Charles X, Béranger perd de son mordant. Il publie Chansons nouvelles et dernières en 1833 et annonce sa retraite. Retiré en province, il écrit Ma biographie, qui paraîtra après sa mort. Elu député, contre son gré, en 1848, il refuse de siéger et préfère sa vie retirée du monde. Mais sa liberté a un prix: Béranger meurt pauvre. Napoléon III, s’appuyant sur ses chansons à la gloire de l’Empire, lui offre des funérailles nationales. Près de trente ans plus tard, Victor Hugo aura aussi droit à cet honneur.

Pour Béranger, cet enterrement en grandes pompes a sans doute une autre raison: au garde-à-vous devant le cercueil, les troupes montrent les armes à la foule qui aurait pu être tentée de manifester… N’empêche que le poète rebelle n’a pas pu éviter la récupération politique. Ni l’oubli. Quelques années seulement après sa mort, le monde littéraire s’accorde sur ce point: Béranger a été surestimé. «Il a mis Le constitutionnel en bouts rimés, il n’y a pas de quoi être fier», écrit Louis Bouilhet. A la lecture, aujourd’hui, les poèmes de Béranger passent mal à l’écrit, malgré leur charme désuet, «Les textes des chansons se moulent sur l’air qui les porte», écrit Sophie-Anne Leterrier (lire ci-dessous). Jean-Louis Murat l’a bien compris, qui, en 2005, lui consacrait un album (1829). Parce que, expliquait-il dans Libération, «il n’y a rien de plus révolutionnaire, de plus porteur. Aujourd’hui, j’ai cherché aussi bien, je n’ai pas trouvé.»

 

De Soulié à Cesbron, via Bourget

Innombrables sont les succès oubliés en littérature. Surtout pour celle qualifiée de populaire: vedettes de leur époque, les feuilletonistes du XIXe siècle, par exemple, ont souvent disparu des mémoires. A peine se souvient-on des Mystères de Paris, d’Eugène Sue. Ponson du Terrail, lui, a laissé une trace par l’adjectif «rocambolesque» – tiré de son personnage Rocambole – et par quelques citations, si savoureuses que certaines ont dû être inventées. Telle la célèbre «main froide comme celle d’un serpent».

De Paul Féval, on a retenu Le bossu, pour ses adaptations cinématographiques. Et de Frédéric Soulié, dont Les mémoires du Diable connaissent un immense succès en 1837? D’Emile Gaboriau, considéré comme le père du roman policier, avec L’affaire Lerouge (1866)? De Gustave Aimard, auteur d’une soixantaine de romans d’aventures comme Trappeurs de l’Arkansas?berangerc

Le prolifique Paul Bourget aussi était une célébrité, au tournant du XXe siècle. Qui se souvient de son Crime d’amour? Plus près de nous, qui lit encore Gilbert Cesbron, dont Chiens perdus sans collier (paru en 1954) s’est écoulé à près de 4 millions d’exemplaires? Sans même parler de Paul-Loup Sulitzer: le temps ne pardonne pas l’absence totale de qualité littéraire… Ce qui laisse deviner la postérité des actuels Levy-Musso.

Doublement dépassé
Le cas de Pierre-Jean de Béranger paraît différent. Dans un article de La revue d’histoire littéraire de la France*, Sophie-Anne Leterrier analyse ce rapide basculement du succès à l’oubli. Considéré comme grand poète de son vivant, il ne reste dans les livres d’histoire que comme chansonnier populaire. Un genre qui n’a pas attendu Gainsbourg pour être vu comme mineur… Béranger semble considérer la chanson «comme un moyen d’initier le peuple à la poésie, de donner une poésie au peuple», écrit-elle. Si son œuvre n’a guère perduré, c’est d’un côté parce que ses textes sont de circonstance et ne se comprennent plus hors contexte. De l’autre, outre les changements politiques d’après 1848, il est aussi victime de l’évolution du champ littéraire: «Béranger est à la fois dépassé comme classique et comme étranger à la doctrine de “l’art pour l’art”, qui ne veut juger du génie littéraire que par des critères étrangers aux considérations contextuelles.»

Lui-même ne se faisait guère d’illusions: «Malgré les plus illustres suffrages et l’indulgence des interprètes de l’opinion publique, j’ai toujours pensé que mon nom ne me survivrait pas», écrivait-il dans la préface de Chansons nouvelles et dernières.

* Béranger, poète ou chansonnier? Les jugements de l’histoire littéraire, RHLF, 2014/1

 

Ce qu’en disait l’époque

«Un des plus grands poètes que la France ait jamais produits.» Chateaubriand

«Béranger est le génie bienfaisant du siècle.» Goethe

«C’est un poète de pure race, magnifique et inespéré.» Sainte-Beuve

«Il a jeté sur la littérature de notre temps, avec l’éclat de sa riche poésie, tout le lustre que le caractère ajoute au talent.» Emile Augier

«En même temps qu’il fut un grand poète, il fut un grand citoyen.» Alexandre Dumas

«On voit que M. de Béranger, le plus grand poète peut-être que la France possède, ne laisse échapper aucune grande circonstance, aucune grande émotion de l’opinion publique, sans exprimer dans ses vers ce que tout le monde à Paris exprime de vive voix.» Stendhal

«L’immense gloire de cet homme est, selon moi, une des preuves les plus criantes de la bêtise du public (…). Astre bourgeois, il pâlira dans la postérité, j’en suis sûr.» Flaubert

 

 

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