La douce tristesse berlinoise de Mélanie Rouiller

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Deux ans après son séjour à Berlin, la Gruérienne Mélanie Rouiller expose ses travaux récents au château de Gruyères.

par Christophe Dutoit

Pour bien comprendre l’art photographique de Mélanie Rouiller, il convient de révéler l’un de ses secrets: la jeune femme est très fortement myope. «Je sais, ce n’est pas pratique pour mon métier, rigole-t-elle. Sans mes verres de contact, je vois le monde de manière étrangement floue et mon regard est souvent attiré par les lumières intenses qui semblent bouger lorsque mes yeux tentent de faire la mise au point…»

Au premier abord, les quinze tirages de son exposition Berlin, Wedding, 2012, ne pâtissent pas de cette «gêne» optique. Au château de Gruyères à partir de vendredi, ses images intriguent néanmoins. A commencer par ce premier diptyque: à gauche, une enseigne se détache d’un fond de feuilles verdoyantes; à droite, deux dames posent en connivence pour la photo, assises sur un muret. Tirées en grand format, ces images exacerbent une foule de détails pertinents, aussi bien que des imperfections techniques liées au Yashica vintage qu’elle utilise. «J’ai de la peine à faire des images personnelles en numérique. La netteté clinique de certains appareils me dérange, peut-être à cause de ma myopie. J’aime bien que mes images montrent leurs défauts.»1B 0012B 001

Ces défauts sont à ses yeux autant d’émanations du réel. «Je suis quelqu’un de la terre, je vis dans une ferme, argumente-t-elle. Je n’arrive pas à me débarrasser de la réalité.» Et émanations, car la photographe a appris à se servir des lacunes de son appareil pour toucher plus profondément à la poétique de son art.

Humour dérisoire
Trahir un second secret est essentiel pour appréhender le travail de la Gruérienne: elle manie non sans délectation – mais avec parcimonie – l’humour dérisoire (à ne pas confondre avec la dérision). Sans cet esprit ludique, elle n’aurait jamais juxtaposé ces deux logos Aldi, comme elle n’aurait pas conservé dans son cadre la bouteille de bière que ce barbu vient d’escamoter à la vue des observateurs. «Sur le terrain, je me laisse guider par les rencontres. J’aborde volontiers les gens dans la rue, je les photographie spontanément avec ce vieil appareil qui ne leur fait pas peur.» Une image. Rarement deux. Puis, souvent, la discussion s’engage. Je ne suis pas une photographe conceptuelle. De retour à l’atelier, il me faut du temps pour choisir les images. J’ai besoin de retrouver l’émotion du moment de la prise de vue.»

Voilà sans doute pourquoi Mélanie Rouiller a mis deux ans pour montrer ces images prises au premier semestre 2012, lors de sa résidence dans l’atelier mis à sa disposition par le canton de Fribourg. «Le doute est essentiel à mon travail artistique. Au début, j’ai expérimenté de nombreuses de façons de faire.» Jusqu’au jour où, lors d’une de ses errances, elle photographie ces trois personnes assises sur des chaises de jardin au bord d’un parc. Avec son bi-objectif, sa pellicule couleur, son format carré vigneté, sa visée depuis la poitrine et sa netteté aléatoire. «J’ai pris conscience que c’était là la meilleure manière de m’exprimer, celle qui me convient le mieux depuis plusieurs années.»4D 001

Après avoir failli être dégoûtée par le trop-plein d’images vues dans les galeries, Mélanie Rouiller connaît l’angoisse de la page blanche. «Lors de mon séjour, je n’arrêtais pas de me dire: “Tout a été fait. Qu’est-ce que je vais apporter de mieux?”» Du coup, la photographe laisse décanter ses images. «J’ai présenté mon travail à plusieurs festivals, qui l’ont refusé. J’ai failli tout laisser tomber.»

«J’y vois de la saudade»
Aujourd’hui, Mélanie Rouiller avoue être «supercontente de voir l’exposition. Filipe Dos Santos – le nouveau conservateur du château – a clarifié mon propos en retranchant plusieurs images que je voulais montrer.» Ainsi réunies dans la salle voûtée, ces images dégagent une «douce tristesse», avec leurs tonalités vertes et grises, agrémentées de touches de rouges, de bleus ou de jaunes vifs. «Maintenant, j’y vois de la saudade, ce truc qui fait qu’on est un peu vivant.»

J’ai aussi envie de faire de la vidéo. J’ai de la peine à faire de l’humour en photo, alors qu’avec le film on a le droit de rigoler.

A peine remise de cette exposition, Mélanie Rouiller se prépare à remonter dans les alpages gruériens, pour une com- mande qui débouchera sur un livre et une exposition. «J’ai aussi envie de faire de la vidéo. J’ai de la peine à faire de l’humour en photo, alors qu’avec le film on a le droit de rigoler.»

Gruyères, château, vernissage ce vendredi dès 18 h 30. Exposition jusqu’au 3 août, tous les jours de 9 h à 18 h Infos: www.chateau-gruyeres.ch

 

D’autres voies d’expérimentation

En dehors de ses images berlinoises, Mélanie Rouiller expose à Gruyères plusieurs séries plus anciennes. A commencer par cet étonnant diptyque de la Saint-Martin à Lucelle: la première image montre la pompe à essence du motel où se déroule le repas gargantuesque, désert dans la nuit, et la seconde se focalise sur une collection de trophées de chasse, accrochés à un mur blanc. Point commun: la lumière éblouissante des néons semble éclater au centre des images. «Ces deux photos montrent notre arrivée dans le Jura et le petit déjeuner du lendemain. A mes yeux, elles en disent beaucoup sur la fête de la Saint-Martin.»

Plus loin, l’artiste gruérienne a réuni des épaves de voiture glanées au fil de ses voyages, notamment dans les pays de l’Est européen. «Cette série me dérange autant qu’elle m’importe, avoue-t-elle. Aujourd’hui, j’ai moins d’intérêt à photographier l’objet pour l’objet.» D’autres inventaires improbables ont d’ailleurs été dressés par la photographe, notamment des paniers de basket à l’abandon dans la nature ou des brins d’herbe en lutte contre le béton.

Enfin, Mélanie Rouiller expose trois natures mortes «en progrès», toujours avec cette lumière éclatante en contre-jour, deux tirages très grand format dans les cuisines du château et quatre portraits issus de ses Barbus de la Gruyère, qui ont mystérieusement pris la place de certains tableaux de l’exposition permanente.

 

Profession photographe

Age. 34 ans.

Lieu. Vit toujours à Vaulruz où elle est née et où elle a grandi.

Etat civil. Marié avec l’artiste plasticien Bojan Stankovic.

Formation. Après une année d’études au Conservatoire d’arts dramatiques de Lausanne, elle intègre en 1999 le Centre de formation professionnel de Vevey et décroche en 2001 son CFC de photographe.

Carrière. Elle commence sa collaboration avec le journal La Gruyère en 2001, avant d’être engagée au Service archéologique fribourgeois. En 2007, elle termine son stage de photojournaliste RP à La Liberté et se lance en indépendante.

Expositions. Depuis 2007, elle participe à plusieurs expositions collectives, notamment à la Tour historique de La Tour-de-Trême. Elle participe à deux reprises à l’Enquête photographique valaisanne et montre son travail à Novossibirsk (Russie), avec huit autres photographes fribourgeois. En 2012, elle expose au Musée de Charmey et publie aux Editions de l’Hèbe sa série Les barbus de la Gruyère.

 

 

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