Annette von Droste-Hülshoff, découverte d’un classique

Les Editions La Dogana publient un volume bilingue d’Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848). Il permet de découvrir l’extraordinaire modernité de la plus grande poétesse allemande. Rencontre avec son traducteur, Patrick Suter.drostea

par Eric Bulliard

C’est un émerveillement, une découverte saisissante. Pour le lecteur francophone, du moins. Les germanophones, eux, n’ont pas attendu la parution de Tableaux de la lande et autres poèmes (La Dogana) pour connaître Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848): les élèves l’apprennent en classe depuis des générations. Elle a figuré sur le billet de 20 Deutsche Mark et sur des timbres-poste. Quand le poète Johannes Bobrowski a dressé une liste des dix plus beaux poèmes en allemand, il en a inscrit deux de «la Droste». Deux sur dix, dans la langue de Goethe, de Hölderlin, de Heine, de Novalis, de Schiller…

Ici, en revanche, elle demeure une quasi-inconnue. Un numéro de La Revue de Belles-Lettres, en 2011, a commencé à lever le voile. Un volume en français est certes sorti au début des années 1970, mais, en prose, il ne rend pas justice à la stupéfiante modernité de cette poésie. A cette langue dense, âpre, souvent elliptique, qui se retrouve dans les nouvelles traductions du Fribourgeois Patrick Suter.

Avant Baudelaire, avant Mallarmé, elle se révèle d’une extraordinaire concision.

«Elle est extrêmement difficile à traduire», estime cet écrivain et professeur à l’Institut de langue et de littérature françaises de l’Université de Berne. Une difficulté qui explique qu’elle ait mis si longtemps à franchir la barrière du français. «C’est une poétesse étonnante: avant Baudelaire, avant Mallarmé, elle se révèle d’une extraordinaire concision. Traduit littéralement, un vers de huit syllabes en aura 24! Il fallait donc trouver un moyen pour resserrer la langue française. C’était un travail d’ordre poétique, mais avec un horizon déterminé.»

Plutôt que de chercher la rime à tout prix, Patrick Suter s’est concentré sur les assonances, les échos, les accents. Avec l’intention de «trouver un équivalent à la mélodie de l’allemand». Dans Le coquillage (tiré du Songe d’un jour d’été), «Webe, woge, Welle, wie / Westes Säuselmelodie» devient par exemple «Tisse, vogue, vague Telle / La chanson du vent qui chuchote». Et au troisième vers de Dans l’herbe, un de ses chefs-d’œuvre, le claquement de «Tiefe Flut, tief, tief trunkne Flut» se traduit par «Flux enfoui, ivre, ivre flux enfoui».

En marge et libre
Pour la précision et la justesse de ses traductions, Patrick Suter a pu compter sur la collaboration de Bernard Böschenstein. Spécialiste de poésie allemande, professeur à l’Université de Genève, il se trouve à l’origine de cette publication: lors d’une conférence sur Annette von Droste-Hülshoff, il regrettait qu’elle ne fût pas bien traduite en français. «Le projet est parti de là», indique Patrick Suter, qui enseignait alors à Genève.drostedm

Née en Westphalie dans une famille aristocrate catholique, Annette von Droste-Hülshoff a essentiellement vécu isolée, sans guère fréquenter les écrivains. En marge des grands mouvements littéraires, elle se révèle d’autant plus libre et audacieuse. Comme l’écrivent Bernard Böschenstein et Patrick Suter dans la postface: «Sur le plan thématique, elle s’intéresse au monde dans sa matérialité la plus spécifique, mais aussi souvent la plus prosaïque (combustion des os due aux gaz des marais, apparition des magazines à 1 pfennig, géologie, archéologie). Comme ce sera le cas à partir de Baudelaire, nul élément n’est écarté du domaine poétique.»

Daguerréotype, boue, sable…
En 1845, six ans à peine après l’invention du daguerréotype, elle évoque ainsi ce procédé photographique révolutionnaire, au cours d’une Nuit d’insomnie: «Et s’éclaircit toujours le tendre son, / Le doux rire; et commencent à s’étirer / Comme images de Daguerre au plafond, / Montant à la vitesse de la flèche…» Dans La fosse de marne, cette collectionneuse de pierres recourt à un vocabulaire scientifique: «Du porphyre moucheté, petit et grand / De la druse d’ocre et de la pierre à feu…» «C’est parfois de l’ordre de la leçon de choses», remarque Patrick Suter.

Et dans le foyer où la neige / Depuis des années a volé / La cendre est humide et gluante, / Recouverte de champignons

Loin de ne retenir que les versants les plus nobles de la nature, Annette von Droste-Hülshoff traite des «éléments les plus concrets, le sable, le gravier, la boue, qui deviendront importants pour un poète comme Paul Celan», relève le traducteur. «Elle accepte la concrétude du monde, sans la transformer en symbole.» Au vocabulaire technique, scientifique succèdent parfois des merveilles de limpidité: «Et dans le foyer où la neige / Depuis des années a volé / La cendre est humide et gluante, / Recouverte de champignons», écrit-elle par exemple dans La maison déserte.

Entre vie et réalité
Tableaux de la lande et autres poèmes ne comprend qu’une partie, peut-être un dixième, de l’œuvre d’Annette von Droste-Hülshoff. «Nous avons choisi les textes les plus tournés vers la modernité et quelques poèmes célèbres, comme Le garçon dans la tourbière, qui est souvent récité dans les écoles allemandes.» Figurent aussi quelques longs poèmes, comme Le spiritus familiaris du maquignon ou Le legs du médecin, sorte de pacte faustien qui se conclut par «Ô vie, ô vie! n’es-tu jamais qu’un rêve?»drosteb

Cette confusion entre la vie et la réalité rappelle La vie est un songe, de Calderon: la poésie de «la Droste» reste marquée par le baroque, que l’Allemagne redécouvrait à cette époque, souligne Patrick Suter. De quoi saisir au plus près aussi bien les troubles de l’âme, que les envolées oniriques ou les marais brumeux.

Cette œuvre singulière se révèle ainsi d’une puissance rare, dans ses inventions les plus audacieuses comme dans la simplicité: «La paix était telle que j’entendais / Ronger la chenille, et des flocons de feuille / Tels poussière verte en tournant m’effleuraient».  

Annette von Droste-Hülshoff, Tableaux de la lande et autres poèmes, traduction de Patrick Suter et Bernard Böschenstein (édition bilingue), La Dogana, 240 pages

 

 

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