L’érosion des larmes par un nouveau maître italien

Dans sa dernière œuvre, l’Italien Gipi propose un voyage multiple, dans le temps et les esprits. Une visite inoubliable et perturbante.
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par Romain Meyer

On connaissait Hugo Pratt, Milo Manara, Sergio Toppi ou Lorenzo Mattotti… Aux maîtres italiens du 9e art, il faut dorénavant rajouter Gipi, dont le dernier ouvrage traduit, Vois comme ton ombre s’allonge, qualifie largement pour ce titre. Et cela, bien qu’il soit venu assez tardivement à la bande dessinée. Né à Pise en 1963, Gianni Alfonso Pacinotti, dit Gipi, se lance en effet dans le dessin en 1994 – il est, depuis, apparu dans plusieurs magazines transalpins et est l’hôte régulier du quotidien La Repubblica – mais c’est à 40 ans seulement qu’il publie son premier récit en BD, Extérieur nuit.

En une petite dizaine d’années et relativement peu d’albums – seuls quatre ont été publiés en français – il s’est constitué une belle armoire à trophées, dont le prix René Goscinny en 2005 et le prestigieux prix du meilleur album à Angoulême en 2006 avec Notes pour une histoire de guerre. Touche-à-tout, Gipi s’est aussi mis à la réalisation de courts et de longs métrages (dont L’ultimo terrestre, en 2011). Et Vois comme ton ombre s’allonge pourrait bien constituer le mur porteur de cet œuvre encore en devenir.

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Têtes chercheuses
Le début semble pourtant confus, étrange, comme une suite d’idées qui ont du mal à s’articuler: un visage dans le miroir que les rides creusent et que l’esprit tente de maintenir à flot par un mécanisme d’autodéfense – «Je fais encore jeune pour mon âge» – une station-service perdue et inquiétante, un arbre sec au milieu d’un court de tennis, un vieil homme et une Maserati d’époque roulant dans des décors irréels… Tout se mélange de façon incompréhensible. Normal, nous sommes projetés dans la tête de Silvano Landi, bientôt la cinquantaine obsédante, écrivain qui n’écrit plus, célèbre, dépressif, saturé de Bituprozan et enfermé en hôpital psychiatrique.

Le récit se construit alors par à-coups, par allers-retours, par fulgurances. Il plonge dans la Première Guerre mondiale d’un soldat italien envoyé au cœur d’un univers dévasté par les bombes allemandes. Et toujours cet arbre sec, presque mort au milieu des ténèbres. Puis l’hom­me malade revient, il voit les médecins, sa fille qui ne le comprend pas, sa femme qui est partie…

Une thérapie sous forme de généalogie de la douleur: «En pratique, d’après moi, la forme que nous avons, notre visage, avec les pommettes, les joues et les fossettes, le menton, la bouche, les lèvres, tout ça, ces formes ont été définies dans les siècles des siècles par la course des larmes», explique Landi. Si l’humanité s’érode par la tristesse, lui se dissout dans l’amertume.

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Introspection à plusieurs voies
Vois comme ton ombre s’allonge évite l’écueil de nombreux récits biographiques actuels qui se perdent dans un nombrilisme répétitif et dérisoire. Gipi a construit son récit avec intelligence et originalité autour de deux fils rouges, l’arbre mort et la station-service de nuit. De brouillée, la vision du héros devient errante, puis se confond avec l’expérience traumatisante de ce combattant que l’on découvre petit à petit.

Au point parfois de ne plus savoir vraiment qui est qui et, surtout, qui est quand. L’auteur réussit cependant le tour de force d’éclaircir son propos par petites touches tout en le complexifiant, en donnant du corps au récit de cet écrivain inventeur d’histoires, mais consumé par la sienne, qu’il conju­gue au passé recomposé. De plus, tous ces éléments sont exprimés de façon singulière: du dessin simple, minimaliste ou plus travaillé selon l’objet, des aquarelles superbes, sur lesquels s’ajoutent des traits pour le récit de la Première Guerre, etc. On suit chaque pensée dans un style graphique différent, celui du personnel médical, de la famille, de Landi ou du soldat, son arrière-grand-père…L’interaction parfaite entre la narration multiple et les variations iconographiques fait de Vois comme ton ombre s’allonge une œuvre belle, exigeante et inoubliable. Celle d’un nouveau maître italien.

Gipi
Vois comme ton ombre 
s’allonge
Futuropolis

notre avis: ♥♥♥♥

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