Alexander Maksik, un combat sans rage pour garder sa dignité

Avec La mesure de la dérive, son deuxième roman, l’Américain Alexander Maksik trace un émouvant portrait d’une héroïne ordinaire: une jeune Africaine qui a dû fuir son pays et lutte pour sa survie.

Alexander Maksik by Beowulf Sheehan

Par Eric Bulliard

On les croise à la plage ou dans nos rues. On se prend à imaginer leur parcours, les épreuves qu’ils ont traversées pour arriver jusqu’ici. L’Américain Alexander Maksik (né en 1972) a fait du sort des immigrés clandestins la matière d’un émouvant roman: La mesure de la dérive suit pas à pas Jacqueline, une jeune Libérienne qui a quitté son pays avant de trouver refuge à Santorin. Elle lutte pour survivre parmi les touristes envahissant l’île grecque dans la chaleur de l’été.

Son passé en Afrique, l’horreur qui l’a poussée à fuir le Libéria et l’a contrainte à la solitude ne se dévoileront que peu à peu. Par flashes, jusqu’à une atroce explosion finale pas franchement indispensable. Pour tout dire, on aurait préféré ne pas savoir aussi précisément ce qui était arrivé aux siens…

En attendant de raconter son histoire, c’est au plus basique que s’attache Jacqueline. Elle a soif, elle a faim et le lecteur avec elle, tant Alexander Maksik la suit au plus près. On croit sentir la dureté de sa couche, dans la grotte où elle s’est installée, le bonheur de l’eau fraîche dans sa gorge en feu.Maksik

Jacqueline ne demande pas l’aumône. Pour gagner quelques euros, elle propose aux touristes, sur la plage, des massages de pieds. De quoi s’acheter quelques amandes, une bouteille d’eau. Elle a la fierté gracieuse et fait son possible pour passer inaperçue, y compris quand elle se résout à fouiller les poubelles.

Jacqueline rechigne même à se laisser offrir un repas par un restaurateur compatissant. A tout moment, une voix résonne, avec qui elle ne cesse de dialoguer: «Tu dois rester élégante et discrète, lui répétait sa mère. Sûre de toi sans jamais être hautaine. Et toujours, toujours respectueuse. Comme si chaque personne que tu rencontrais te mettait un fusil sous la gorge.»

Sérénité effrayante
Cette lutte pour conserver sa dignité, même quand on doit uriner derrière un rocher, cons-titue l’un des aspects les plus touchants du roman. Jacqueline a gardé un sens de la grandeur, presque de la noblesse: au Libéria, elle se trouvait du côté des nantis, puisque son père était un fidèle du président Taylor.

Alexander Maksik, qui signe là son deuxième roman après Indigne, a l’intelligence d’éviter tout manichéisme. Jacqueline ne rencontre (presque) que des gens bienveillants, qu’ils soient touristes ou habitants d’une île où elle a échoué on ne sait trop comment. Du coup, il règne une forme de sérénité effrayante dans ces pages. Sa lutte pour la survie ressemble à un combat sans rage.maksik

La sensualité du quotidien
Cette impression de calme malgré la tempête (qui rend d’autant plus impressionnant le récit final de l’horreur vécue par Jacqueline) naît aussi de cette écriture dépouillée. Alexander Maksik dépeint son héroïne si ordinaire sans excès de lyrisme, à coups de phrases brèves, presque sèches, avec juste les images qu’il faut pour éviter la banalité: «Elle se dirigea vers la place principale, où un jour elle avait eu si faim, où elle s’était assise sur les marches de la pharmacie. Quand déjà? Le temps s’écoulait derrière elle comme du sang.»

Et puis il y a le soleil, le vent, la mer. Ces regards, la peur des policiers, le goût des poivrons farcis, le parfum des oranges. Les effluves entêtants de l’eau de Cologne dont s’aspergeaient ses bourreaux. Aux souvenirs, aux hallucinations, aux traumatismes se mêle ainsi la sensualité de chaque instant. Et Jacqueline se tient là, courageuse, seule, magnifique dans ses tentatives pour ne pas sombrer dans la folie et «se rapprocher du monde, du monde humain dont elle avait autrefois fait partie».

Alexander Maksik, La mesure de la dérive, Belfond, 300 pages

Notre avis: ♥♥♥

Ecoutez Alexander Maksik, en interview (en français) sur RFI

 

 

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